Peut-on penser que parler trois langues “maternelles” multiplie les possibles variantes d’expressions d’un poète ? Ou bien, tel thème s’impose-t-il à lui dans telle langue ? Si l’on en croit Bernard Jourdan, poète d’une grande intensité linguistique et d’une grande rigueur formelle, la deuxième solution est la bonne. Mais ANISE KOLTZ, elle, revendique ce trilinguisme, affirmant s’y sentir indifféremment créative ! Pourtant, son dernier recueil, "Le Mur du son", composé en français, écrit au plus près du sens originel des mots, au plus intime puisqu’elle y dit “je”, au plus musical dans sa désespérance, s’imagine mal dans une autre langue. Ou alors, autrement. Mais comment parviendrait-elle “autrement”, à poser avec autant d’acuité le problème qui la heurte ; expliquer, prouver, tourner et retourner les mots comme une image qu’elle regarderait sous toutes ses faces, sous un angle différent chaque fois ?
D’un autre côté, lorsqu’elle titre son opuscule “le mur du son”, faut-il prendre cette expression au sens d’une grande vélocité impliquant qu’elle aura le temps, dans ce court recueil, de faire le tour complet d’elle-même et de ses états d’âme de poète qui s’accepte mal comme individu (elle dit d’ailleurs “... le poète / devenu l’homme qu’il ne voulait pas être...”) ; ou la comprendre comme un obstacle qui s’opposerait à la formulation de ce qu’elle veut exprimer ? Il semble bien, cette fois, vu le mal-être qui exsude de ses vers, que la deuxième éventualité soit la plus probable !
Fort de cette double interrogation, le lecteur côtoiera tour à tour, l’impuissance du poète : “la voix a perdu la parole” ; son désabusement : “le poète vend au rabais une vérité sans loi” ; son aliénation aux mots : “Quand j’écris / la page se referme sur moi” ; sa solitude : “je l’enterre... et ma solitude s’accroît” ; son angoisse face à l’amour impossible dans lequel même le moment de l’échange est stérile : “En me creusant, / tu creuses ta tombe”... Et en arrive, au chapitre "Chants d’espoir sans espoir", passage le plus désespéré autour du thème de la mère. Parfois, (rarement), le poète s’affirme : “Je nais et renais” ; mais immédiatement opère un transfert : saisissant ce nouveau symbole, elle l’explore, le transcende, devient (sa) “propre mère”, accouche de sa mère, de sa mère morte, etc. Une sorte de ballet morbide autour de l’impossible oubli ; de l’empêchement de se définir “indépendamment de”. Une déréliction, une jouissance complètement négative à se livrer à cette sorte d’anthropophagie filiale, pour tenter de mieux se régénérer. Mais “le ventre de la mère / se transforme en globe terrestre” : cet élargissement d’une vie au cosmos entraîne encore plus loin la situation de sujétion jusqu’au moment où (sa) “mère ne donne plus signe de vie”.
De cette absence, naît le recours à Dieu ; mais, pour remettre, là également, en cause l’ordre des choses, ce qui “aide” ou “détruit” l’homme, puisque pour Anise Koltz “le Christ n’a jamais sauvé personne”.
Jusqu’à la retombée, encore une fois, sur l’anagogie, avec “La nuit / secrètement / je prends la lune / dans ma bouche” (Impossible de n’y pas voir l’hostie !)
Enfin, par un dernier appel, une évocation de sa ville, "Luxembourg", un éclatement dans le tonnerre des guerres, des crimes et du sang, l’auteur parvient à fin du recueil, sur un titre hautement symbolique, lui aussi, "Samsara", ville de ruines, où la clef serait peut-être pour elle, une sorte de métempsycose : “Mon visage / couvert d’herbe et de terre / réapparaît / Témoignera-t-il pour ou contre moi”.
Mais aucune ponctuation n’indique quelle est la conclusion du poète !
Jeanine RIVAIS
Cette auteure a obtenu Le Prix Jean Arp de littérature francophone (2008) ; Le Prix Goncourt de la Poésie (2018). Elle a été nommée Grand Officier de l'Ordre de la Couronne de Chêne (qui est un ordre honorifique fondé en 1841 par le roi Guillaume II des Pays-Bas au titre du Grand-Duché de Luxembourg).(2018)
LE MUR DU SON D’ANISE KOLTZ, (1997). Editions PHI, B.P. 66. L-6401 ; ECHTERNACH (luxembourg). Diffusion en France : Librairie Wallonie-Bruxelles, Paris.
CE TEXTE A ETE ECRIT EN 1998.