Pour ne pas remonter plus loin dans le temps, faisons entrer le Christ dans Bruxelles, et nous saurons que, de l'Expressionnisme d'Ensor aux Ecorchés de Calisto Peretti, en passant par Magritte, les artistes plasticiens belges ne sont pas joyeux. 

Quand André Delvaux met en scène L'Homme au crâne rasé, Le soir, Le train, etc. que Corbiau permet à son Maître de Musique de détruire l'une des plus belles voix du monde, l'impression s'accentue. 

Quand Henri Michaux vit retiré dans une chambre tapissée de liège, que Georges Simenon répand à travers le monde ses morts et ses truands, qu'André Blavier dédie à Queneau ses Grincements de dents sous forme d'homélies, qu'Hugo Claus fait boire à Thyeste le sang de ses enfants et écrit Le chagrin des Belges, tous les questionnements sont permis. 

Quand, enfin, Emile Verhaeren frôle la folie, André Salmon décrit Anvers comme Une ville sans amour, Georges Rodenbach parle de Bruges la morte, André Miguel de Pays noir ; que Norge traverse l'humour le plus grinçant et que Maurice Maeterlinck  fait s'éteindre Les Lampes d'or des trois sœurs aveugles, alors plus de doute : La Belgique est triste et ses artistes désespérés. 

 

Pourquoi, alors, en irait-il différemment de Jean-Luc Wauthier qui vient de publier récemment Les Vitres de la nuit, et confesse : 

"Ce qui, jour et nuit te ronge

au plus profond

n'est rien d'autre que toi

toi, ce chagrin, ce désarroi

dont tu es l'enfant…"

Et c'est bien de mal de vivre que parle poète tout au long de ce recueil. 

En langage contemporain, on dirait que son livre est une "analyse", une sorte de descente en soi-même, une quête au cours de laquelle l'homme cherche en vain 

"Lui,

ce nous-même

dont nous ne connaîtrons jamais

le nom".

Le poète, ayant franchi le seuil de la transgression, s'exclame : 

"A moi aussi, il m'arriva d'être vivant".

Il entreprend un voyage initiatique, mais à l'inverse d'Orphée qui accomplit le sien vers les enfers, Jean-Luc Wauthier arpente 

"Les villes inconnues de l'autre côté de la vue.

Là-bas, de l'autre côté de la mort…"

En fait, la transgression consistera pour lui à atteindre le monde des hommes. Revenu de ce côté-ci du miroir, il est poursuivi par les images de l'enfance. Comme après une re-naissance, au fil des poèmes, l'enfance sera le lien, car, dit-il : 

"Je suis devant mon père,

Je lui ai volé sa vie"

Et tout continuera

"Quand mon fils à son tour

sera devenu son père".

Il nous fait entrer dans une atmosphère extrêmement violente, où, tour à tour, jouent ses obsessions : les miroirs, le feu, le sang, la mort.

De tout temps, les poètes ont "côtoyé" la mort, mais pour Jean-Luc Wauthier, elle est une compagne familière, dans la maison de qui

"Il n'y a personne

sauf une chaise vide

et qui, depuis toujours,

(l') attend".

Quels pourraient être les remèdes à cette angoisse existentielle ? 

Son lieu de vie ? 

"La chambre

la rue

une image

d'enfance qui ne veut pas mourir",

mais

"L'incendie a tout détruit".

Les femmes ? 

"Ces femmes intactes et toujours désirées"

Mais

"sans épaules

et dont les seins à la nuit

s'abandonnent".

Ses amis ? 

"Ces amis trop polis (qu'il) hante et ennuie"

L'amour ? 

"Secret des toisons

chaudes"

Mais

"l'amour est un os

trouvé sous le vent du désert".

Sa mère ? A qui il dit : 

"Mère

Il n'y aura plus que nous

dans un paysage troué".

Mais il y aura aussi 

"ces années qu'un jour,

Mère,

J'arpenterai sans toi".

La poésie ? 

"elle qu'on ne voit jamais

que de dos".

 

A l'instar des poètes "maudits" qui, comme lui, n'ont pu trouver, parmi leurs semblables, la moindre parcelle d'optimisme, Jean-Luc Wauthier cherche en vain une raison de vivre. 

Seule, la mer semble lui apporter l'apaisement. Il en parle toujours avec tendresse :

"petite poupée de porcelaine

la mer toujours nous défend contre la tristesse".

La mer qui, toujours, a été pour les poètes, le symbole d'autres horizons possibles, pourrait-elle être, pour Jean-Luc Wauthier, le moyen de rejoindre

"(le) bord des routes d'ombre

où passent les derniers éléphants blancs" ?

Ou bien de repartir vers

"la mort, prédateur tranquille"

Lorsque

"seul nous reste l'espoir de bien mourir" ?

Le style dans lequel sont écrits ces poèmes est énergique. : pas de larmoiements, un constat. Pour faire cette sorte de testament spirituel, le poète a ici employé de la prose rythmée qui lui confère sa modernité. Mettant en avant les mots courts et incisifs, "parfois", "seule", celui", etc., il lance sa phrase en la découpant au gré des variations de ses obsessions : 

"celui qui est en moi/

et me ronge/

n'a pas de nom/.

Il parle de lui en disant indifféremment je, tu, il, ("je" étant le poète et "lui" son moi intime).

Alors, même s'il pense qu'

"à l'aube

tout reste à dire",

Jean-Luc Wauthier nous entraîne très loin sur le chemin de son désespoir. 

 

Un très beau recueil où le lecteur aimera le suivre, même si, de tout, le poète

"ne connaît

que l'absence".

Jeanine RIVAIS

 

CE TEXTE A ETE ECRIT EN 1993.

 

"LES VITRES DE LA NUIT" de JEAN-LUC WAUTHIER, EDITIONS L'HARMATTAN.