Jeanine Rivais : Oserai-je dire que vous êtes à la fois « dans le mannequinat » et en deux dimensions ? « Deux dimensions » avec lesquelles vous trichez un peu, d’ailleurs, puisque vous passez parfois dans la troisième dimension !
Virginie Descure : En fait, ce n’est pas une question de « dimension ». J’ai commencé sur des mannequins que je couvrais de collages…
J. R. : Pourquoi des mannequins ?
V. D. : Simplement parce que j’en ai trouvé deux à dix ans de différence, et qu’ils m’ont raconté les changements du corps de la femme. C’était précisément la sensibilité sur laquelle je travaillais.
Et surtout des mannequins, parce que ce sont des corps de gens qui ont existé ; qui ont laissé une empreinte dans le temps, qui circule et qui est très personnelle ; puisque chaque mannequin était exactement adapté au corps d’une personne. C’est ce qui m’a d’abord émue et a fait que je m’y suis attachée.
Par contre, maintenant, ce ne sont plus des mannequins, ce sont des humanoïdes. Au cours de ces années, j’ai voulu parler de petites gens, de culs-de-jatte, j’ai donc adapté mes mannequins en changeant les pieds… Les supports varient à mesure que le travail évolue. (Par exemple, en ce moment, je suis partie sur des panoplies)… L’imagination évolue sans cesse…
J. R. : Vous privilégiez le galbe de ces mannequins, au point de ne même pas leur laisser de tête. Contrairement à certains artistes dont les personnages ne sont que « cérébraux », les vôtres sont uniquement « corporels » ?
V. D. : Oui. Parce que je veux qu’ils restent anonymes et que chacun puisse s’identifier dans l’histoire que je raconte.
J. R. : Vous venez de déclarer : « Je veux montrer les petites gens » : S’agit-il de gens petits ou de gens appartenant à des couches populaires ?
V. D. : Ce sont les vraies petites gens, les gens qui ont en eux colère et révolte…
J. R. : Pourtant, si je regarde vos peintures, il me semble que vous êtes en contradiction avec ce que vous venez d’affirmer, et que nous soyons plongés dans Cinémonde…
V. D. : Non, ce n’est pas Cinémonde… Mes tableaux m’ont servi de palliatif, au cours des différentes périodes. Ils me permettent de jeter des choses, de m’éloigner de ces corps, et d’y revenir plus tard.
J. R. : La plupart du temps, ces tableaux sont à la fois des peintures et des collages ?
V. D. : Ce sont des collages. J’utilise des objets symboliques qui, dans le contexte quotidien remplissent un rôle pour lequel ils ont été conçus. En les mettant en présence les uns des autres, j’essaie de constituer un langage qui m’est propre. Il y a des thèmes récurrents, des verrous, des clefs, des poupons… toutes choses qui m’obsèdent.
J. R. : Ces poupons sont toujours en relief, ou au contraire prisonniers. Si ce n’est pas indiscret, qu’entendez-vous par « ils m’obsèdent » ?
V. D. : Le mannequin auquel vous faites allusion s’intitule Agorafolie. J’y développe le thème de l’agoraphobie et du malaise que j’éprouve, de cette espèce de vertige dans l’abondance…
J. R. : Quand vous collez des photos de femmes, de belles femmes, d’actrices hyper-sophistiquées, comment reliez-vous ce « dire » avec la volonté que vous venez d’exprimer, de parler des « petites gens » ? Est-ce parce qu’elles sont, dans l’imaginaire populaire, le mythe qui fait rêver ?
V. D. : Mes petites gens n’ont pas de visages sophistiqués…
J. R. : Non, puisqu’ils n’ont pas de visages…
V. D. : En effet…
J. R. : Il est remarquable, justement, que vos mannequins censés vous représenter, n’ont ni têtes ni visages, mais ils sont couverts des visages et des têtes des autres ; de tous ces gens célèbres… Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
V. D. : Chacun est imprégné des autres. Il est difficile de se dégager de la présence, du regard, du jugement des autres. C’est tout un chemin à parcourir. Il faut toute une vie pour être soi, parvenir à se trouver. C’est la recherche qui est difficile.
J. R. : Oui, bien sûr. Mais pour autant, votre démarche n’explique pas pourquoi ils n’ont pas de têtes. Ils pourraient en avoir une quelconque, dans la ligne de ce vous exprimez… Pour vous, chacun se définit uniquement par son corps ?
V. D. : La ligne m’importe peu, les gens se retrouvent, et j’ai une fascination pour le corps, pas pour la tête : Ce qui nous relie le plus, ce sont les corps. Ce sont les mêmes machines, même si nous n’avons pas la même apparence. J’ai toujours eu un rapport très fort au corps. C’est la raison pour laquelle j’ai choisi « Hoover », parce que c’est une usine à rêve, qu’il y a tout un mécanisme à l’intérieur. J’ai voulu établir le rapport entre l’extérieur et toute cette machinerie qui est à l’intérieur.
J. R. : Et pourquoi la récurrence des outils collés ? Et ces fragments de rails sont-ils des morceaux de rêves ?
V. D. : Les outils sont là à cause de leur aspect agressif. J’aime travailler sur les contrastes. Quant à ces fragments de rails, ce sont, en effet, des morceaux de rêves, des morceaux d’enfance perdue. De nostalgie, et de conscience que le temps passe très vite. Que la vie est précieuse et qu’il faut savoir la garder…
CET ENTRETIEN A ETE REALISE LORS DE L'EXPOSITION "LE PRINTEMPS DES SINGULIERS" EN 2003, à l'ESPACE SAINT-MARTIN, 199 BIS RUE SAINT-MARTIN 75003 PARIS.