J.R. : Natasha Krenbol, depuis combien de temps travaillez-vous à ce qui ressemble fort à des bandes dessinées ?
N.K. : J’ai d’abord eu une vie un peu errante. Et puis, depuis une quinzaine d’années, je me suis un peu « posée » et j’ai commencé la peinture.
J. R. : Nous sommes dans le registre du pictogramme ? Pour certains dessins, c’est tout à fait évident. Pour d’autres, on pourrait dire que l’esprit reste le même mais que vous les avez agrandis ? Et que vous abordez un second problème, celui de l’apparition/disparition ?
N.K. : J’aime bien l’idée du pictogramme, en effet. Et quant au second problème, je suis tout à fait d’accord. J’aime faire apparaître et en même temps cacher, comme pour les « timbres » que je réalise.
J.R. : Pourquoi cette volonté de faire apparaître et de cacher en même temps ?
N.K. : Il faudrait demander cela à un psy ! Mais je pense que c’est comme dans la vie. Il y a des signes que l’on voit, d’autres que l’on ne voit pas ; des choses évidentes et d’autres non ! Je travaille un peu là-dessus. Sur ce que je vois dans une flaque en prenant mon bain, etc.
J.R. : Face à chacune de vos œuvres, le spectateur a l’impression d’être devant un « vieux mur » qui serait un peu décrépi, un peu moussu… marqué par le temps, en somme, et sur lequel « quelqu’un » a posé son graffiti ?
N.K. : Oui. J’aime beaucoup ce que vous dites, parce que c’est vraiment ce que je cherche à faire. Pendant longtemps, je n’ai pas pu peindre sur des toiles préparées, vierges… J’utilisais de vieilles planches que je trouvais au hasard, des matériaux usés qui avaient déjà vécu et portaient des inscriptions, des traces…
Maintenant, c’est moi qui crée ces traces. Au début, je ne cherche à faire rien de signifiant. Je crée du chaos. Ensuite, dans ce chaos, apparaissent des personnages, des animaux… J’ai une grande proximité avec les animaux…
J.R. : Dans ce cas, pourquoi les reproduire « incomplets » ? Quand vous créez vos « humains », ils sont découpés de façon conséquente, comme si on les voyait en gros plan. Mais quand vous mettez au milieu du tableau, seulement la tête d’un animal, quel sens donnez-vous à cette façon de leur donner leur place ?
N.K. : Mais c’est ce que l’on fait souvent subir aux animaux ! Vous savez, je crée spontanément, sans trop réfléchir aux implications de ce que je fais. Je peux, de la même façon encrer différemment cent timbres. Je vais commencer à gauche et agir très librement. J’essaie de réfléchir le moins possible, laisser les choses s’installer sans motivation profonde. Il est vrai que, lorsque « arrive » un éléphant, c’est sans doute parce que j’aime le graphisme de l’éléphant…
J.R. : Vos toiles sont-elles toutes de la peinture ? Certaines donnent l’impression d’être des collages ? Pourquoi changez-vous de facture de l’une à l’autre ?
N.K. : Tout simplement parce qu’il faut varier les plaisirs. Je ne me pose aucune question sur l’effet produit. Je ne me contrôle pas du tout. Mais c’est tout de même presque toujours la même technique. Quelqu’un m’a dit un jour que je « procédais par l’extérieur ». Il est vrai que je commence la plupart du temps des contours vers le centre. Même dans ceux qui vous paraissent plus « peints », je fais d’abord le fond…
J.R. : C’est donc le fond qui détermine le personnage et non pas le personnage qui va limiter l’aspect du fond ? Vous commencez par exemple à droite, vous progressez… Et vous laissez le « vide » pour les personnages ?
N.K. : C’est cela. Je ne sais vraiment pas pourquoi ? A un moment je me suis mise à progresser de cette façon. Je crois que c’est tout un état d’esprit qui est à l’envers. Mais même dans ma vie, je fais tout à l’envers. C’est parfois assez terrible, mais je ne peux pas m’en empêcher…
J.R. : Etes-vous dyslexique ? Vous n’avez jamais eu de problèmes d’écriture à l’école ?
N.K. : Non. J’en ai eu d’autres, mais pas celui-là ! Mais je procède beaucoup à l’envers. D’ailleurs, j’ai un double de moi-même que j’appelle le « Toto Piok ». C’est une espèce d’idiot qui vit en moi, et je crois que c’est lui qui fait tout à l’envers ! Dans la vie courante, j’essaie que tout se passe bien. Mais j’ai toujours l’impression que ce Toto Piok se moque gentiment de moi, notamment en peinture où je me laisse aller complètement. Je mets les couleurs que j’aime sans souci d’harmonie. Je gratte, j’écris… tout ce qui me passe par la tête. Parfois ma fille vient, ajoute des choses, du genre « Naïma, la fille de l’artiste »… Tout cela désacralise l’œuvre, lui donne de la vie. Et tout à coup, je discerne un visage, un personnage… Cela prend parfois très longtemps, mais c’est là. Alors, je commence à faire les contours. Cela peut partir d’un œil, ressembler à une lune, mais dans mon esprit il est très clair que c’est un œil. Autour de cette apparition, je vais créer un visage, ajouter des épaules, aller jusqu’au bout…
J.R. : Et pourquoi toujours l’écriture ?
N.K. : Parce que je trouve les lettres et les chiffres très expressifs. Et que j’aime ce côté « message », « graffiti »…
J.R. : Même sur les œuvres où vous avez joué à découper vos mots comme vous jouez à découper vos personnages ? Est-ce que cela procède du même trajet qui consiste à supprimer des éléments de personnages ? Ou bien est-ce encore autre chose ? Une sorte de puzzle où le visiteur a des lambeaux d’une histoire qu’il ne peut pas reconstituer ?
N.K. : Là, vous me posez une colle. Je pense que c’est à lui à interpréter ce que j’ai mis sur le tableau. Moi, je me sens désarmée par rapport à ce que je fais. C’est pourquoi l’interprétation des autres m’intéresse, me fait aller ailleurs que là où je suis allée seule.
J.R. Parlons de vos couleurs. Vous semblez être l’artiste des demi-teintes des teintes fondues, douces, comme pour être sûre de ne rien heurter. Comme si, en fait, sur la toile tout était non pas dans le dit, ni dans le non-dit, mais dans le « demi-dit »…
N. K. : Peut-être ces couleurs ont-elles à voir avec mon état intérieur ? Je ne sais plus qui disait que la peinture ne s’adresse pas aux yeux, mais à l’esprit.
J.R. Vous êtes autodidacte ?
N.K. : Je réponds que oui, bien qu’ayant fréquenté beaucoup d’écoles des Beaux Arts. Mais je n’ai jamais réussi à m’y intégrer. J’étais comme un Toto Piok au milieu des autres. Je me perds depuis l’enfance dans les livres, les dictionnaires où j’ai appris bien plus que dans les écoles !
CET ENTRETIEN A ETE REALISE LORS DE L'EXPOSITION "LE PRINTEMPS DES SINGULIERS" EN 2003, à l'ESPACE SAINT-MARTIN, 199 BIS RUE SAINT-MARTIN 75003 PARIS.