DE LA HAINE A LA TENDRESSE : LE CORPS VU PAR ALEJANDRO MARCOS
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Né en Espagne, migré en Argentine où, autodidacte, il commença à peindre, Alejandro Marcos fut longtemps un “peintre militant”. Comment s’en étonner ! Lorsqu’un artiste a, comme lui, côtoyé les dictatures et la torture espagnoles et sud-américaines, il peut, la haine au cœur, avoir envie de les dénoncer ! D’où, à son arrivée en France, une série d’oeuvres agressives, liées directement à la terrible actualité mondiale ; prenant les corps en otages comme moyens psychologiques de pression, comme prétextes à “raconter” picturalement la violence.
Un jour, las de cette lecture directe et brutale que faisait de ses oeuvres un public blasé par les mêmes images banalisées par la télévision, Alejandro Marcos a décidé non pas de renier son engagement, mais d’arrêter de peindre son “journal” au quotidien ; cesser d’être délibérément réaliste. Mutation difficile ; pour lui-même d’abord, obligé de modifier totalement son point de vue sur sa création ; pour ses amis ensuite qui ressentirent comme une trahison sa volonté de changement ! Mais une traversée du désert est souvent bénéfique ! Opiniâtre, Marcos a gagné son droit à rêver. Depuis, trois thèmes essentiels s’interpénètrent sur sa toile :
Les paysages, hommages à la nature, à l’espace, à la lumière... qui, les premiers, ont fixé les nouvelles “règles du jeu” de l’artiste renaissant : les a-t-il réellement vus ? Sont-ils ancestralement inscrits dans ses gênes et ressurgissent-ils un jour, transformés par les souvenirs émoussés ? Ou encore leurs intrications et leur caractère tourmenté traduisent-ils les fantasmes d’un créateur aux racines perturbées ? Désormais, ces questions sont secondaires : seul l’imaginaire du peintre les fait apparaître, et les transcrit en perspectives linéaires converties en une multitude d’arabesques qui se chevauchent et s’entrecroisent, générant des montagnes-pains-de-sucre ; des chutes d’eau-coquillages nacrés ; des garrigues rocailleuses tavelées d’herbes brunes, perdues à l’horizon dans de lourds jeux de nuages violacés ; des forêts dans le grand vent, leurs maigres arbres noirs tordus, partiellement dissimulés par des rideaux de pluie ; tandis que, simultanément, dardent les rayons du soleil sur les clairières érodées...
Les animaux, également, sont entrés dans l’univers pictural d’Alejandro Marcos, le plus souvent des chiens. Curieusement, hormis pour les caniches familiers, ils bondissent, énormes, les pattes démesurées. La plupart des oeuvres ont alors une connotation étrange. Peut-être cette sensation est-elle liée au choix de couleurs brunes aux patines floues qui estompent ici une tête, là un fragment de corps... donnent ailleurs une posture faussée de l’animal tournant sur lui-même, ces parties fondues dans le décor accroissant l’impression de bêtes fantasmagoriques, inquiétantes...
Enfin, les humains, assemblés parfois en groupes paradoxaux de personnages nus encadrés par d’autres vêtus d’habits sans âge ; le tout dans de magnifiques clairs-obscurs, le faisceau lumineux tombant sur eux, tandis que tout autour s’épaississent les ombres. Alejandro Marcos, en effet, est passé maître dans l’art de jouer des éclairages qui font ressortir les chairs, accentuent les défauts d’un physique, modèlent le velouté d’une peau. C’est à un véritable culte rendu à ces corps que, depuis des années, il consacre son talent : à “des gens” en somme, ceux de son quotidien, émouvant témoignage d’amour rendu à son père mort ; hommes étiques aux visages mangés de barbe ; ou au contraire musculeux et râblés... Et les corps de femmes pour lesquels Alejandro Marcos laisse courir en parfaite concordance sur la toile, une main lyrique, un cerveau admiratif et un coeur plein de tendresse. Résultat surprenant, sorte de rituel autour de l’esthétique des anatomies féminines. Femmes dans tous leurs états ! Voilées, telles des pleureuses, dans des jeux de pénombre et ; allongées, fines et fuselées aux seins minuscules dardés près d’une épaule accrochée à un bras de fauteuil, d’où retombe une main passive ; à leur toilette, empêtrées dans le bouillonnement d’une robe de fandango, enfilant sur leur poitrine nue un corsage de dentelle blanche ; adolescentes aux profils graciles d’éphèbes ; études de corps tronqués dispersés sur la toile... Mais surtout femmes-femmes, lourdes et solidement plantées sur deux jambes aux cuisses épaisses, aux hanches larges comme prêtes pour une maternité ; corps alanguis de femmes enceintes, aux seins pesants à larges aréoles tombant en cascade sur la courbe rebondie du ventre, épanouies dans le mystère de cette vie qui bouge en elles ; cérémonial quasi-religieux que l’artiste reprend encore et encore !
Chaque fois, le pinceau se fait caresse pour peindre ces personnages “en attente”, saisis en une seconde d’immobilité, placés devant des fonds abstraits, longuement élaborés de façon à composer une auréole informelle qui fait ressortir les silhouettes. D’où le contraste entre la liberté, l’absence d’inhibition de ces femmes, et ces décors clos, ces drapés intemporels, ces taches bleues vibrant sur des verts ou des rouges incertains. Comme si l’artiste se refusait à porter sur l’entour une lumière aussi ouverte que celle orientée sur les corps qu’il privilégie. Comme s’il était vital pour lui de concentrer les luminosités de sa palette ocre sur la peau de ses “sujets” afin d’en rendre la chaleur, en extirper la vie ! Non qu’il peigne sur le motif une réalité qui ne l’intéresse plus ; mais, comme pour les paysages, il réinvente les sensations passées, les images côtoyées... recrée, en somme, “son” idéal féminin continuellement mouvant et, par l’esprit toujours semblable ; se livre tout entier dans la solitude de son atelier, à la volupté de l’action de peindre !... Se souvenir... et envahir la toile ! Faire de deux plaisirs... une oeuvre !
Jeanine RIVAIS
TEXTE ECRIT EN 2013 A L'OCCASION DE "DESIRS BRUTS" EXPOSITION DE LA COLLECTION CERES FRANCO.
Les images proposées appartiennent aux collections Cérès Franco et Dominique Polad-Hardouin.