IV EME BIENNALE D’ART CONTEMPORAIN DE LYON
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Gérard Chomarat qui, sous la rubrique “Comme dirait l’Autre” (chacun comprendra l’allusion) avait transporté dans ce lieu magnifique, quarante des artistes de sa galerie. Au moins, si tout n’y était pas génial, la plupart des oeuvres étaient-elles d’authentiques créations et l’accueil chaleureux !
L’unité n’est pas évidente, de ces quarante artistes proposés par Gérard Chomarat. Il s’agit-là de coups de coeur, plus que d’une ligne artistique qui définirait sa galerie. Par contre, son investissement est visible ; et c’est justice qu’étant l’un des plus dynamiques de Lyon, il soit l'un des plus “résistants” aux difficultés matérielles rencontrées dans les milieux artistiques en général, non-officiels en particulier ! En “oubliant” dans sa liste ceux qui produisent des oeuvres de qualité, mais trop proches de leurs “cousins” des galeries parisiennes, apparaît une autre évidence : les travaux exposés ont été conçus à l’écart des systèmes établis, des archétypes et des besoins de légitimité. Ils présentent un large éventail “autre”, indifférent aux codes esthétiques conventionnels, lourdement marqué du sceau de la psychologie voire de la psychiatrie : un monde onirique, viscéral, la plupart du temps imperméable à l’humour parce que trop introverti.
Pourtant, il y a beaucoup d’humour dans l’idée d’un groupe remontant avec autorité vers les origines de la création, vers la “fondation de l’histoire de l’Art”, non pas “vers Duchamp, vers Dada”, mais vers le “premier homme qui, il y a près de quarante mille ans, projeta sa vision du monde sur les parois d’une grotte et suscita l’émotion du premier spectateur”.
Celui qui a été capable de “remonter” le plus loin dans cette utopie, en faisant fi de sa culture (laquelle semble solidement établie, puisqu’il est apparemment avec Aznar, le théoricien de cette tendance), c’est DANIEL DOUBLIER qui raconte, “autour” de sa création, une belle histoire triste : celle de l’enfant qui apprend à écrire, découvre la fascination de reproduire un bâton” puis, par ses possibles combinaisons, la sophistication de l’écriture... jusqu’au moment où le signe devient “maison”, où le poids de la société l’oblige à perdre sa spontanéité, dessiner da maison “droite”, oublier ses origines, devenir malheureux parce que, dans son esprit, l’image ne peut plus coïncider avec le rêve. C’est ce moment magique où le trait encore de travers, encore inégal, emmène sans hiatus l’enfant vers l’idée qu’il a du monde, qu’essaie de retrouver l’artiste : celui du bonhomme-têtard, de la bête à sept pattes ou de l’oiseau-accent grave !
Mais bien pris qui croyait prendre : des dessins sont parfaitement équilibrés, la page bien remplie, les ajouts de peinture intégrés aux lignes ! Malgré lui, peut-être, Daniel Doublier -qui, semble-t-il, lutte pour garder son âme d’enfant- même s’il tire la langue d’application en traçant ses bâtons, est un créateur à part entière. Et -ce qui est quand même son propos vu le nombre de lieux où il expose- son oeuvre est assez forte pour emmener le spectateur vers les nostalgies de l’enfance perdue, de l’innocence originelle !
Aussi discursive, mais plus sophistiquée, fourmillante de vie, est la création de JUAN CARLOS AZNAR, dans des couleurs douces, comme aux aurores glorieuses, les roses, les bleutés et les verts des levers de soleils sur la terre. Ses oeuvres témoignent-elles de la vie dans son village natal et sa nostalgie de l’avoir quitté ? Ou bien sont-elles plutôt des moments privilégiés de quelque Eden relié à cette prime culture du chasseur noircissant sur le mur de la grotte, un premier bison et vers lequel le portent ses fantasmes ? S’y interpénètrent des personnages ténus et stylisés, semblables à des pictogrammes plutôt qu’à des dessins “signifiants”. Et, au milieu, serpentent des phrases en français et en argentin, traduisant la peur originelle de l’homme ; mais là encore, trahissant l’artiste, par leurs références culturelles :
“Du fond du grabat,
As-tu vu l’étoile ?” (Verlaine) “Les mots ont peur comme des poules”, etc.
et prouvent qu’il est bien difficile, aussi fort qu’en soit le désir, de renoncer à sa culture, pour se couler dans celle de ses ancêtres !
Beaucoup moins policé, le travail de BRIGITTE DERBIGNY est un cri dont l’urgence explose avant même d’en fouiller les détails : grande toile salie, aux bords doublés d’un cadre noir irrégulier ; taches rouges comme provenant d’une main qui aurait voulu se débarrasser de son sang... Au centre, est une femme, grande, aux longs cheveux hirsutes, très sexuée ; peinte -griffée, plutôt- en noir, les formes du corps soulignées de traînées blanches. Et là, sous le menton, entre tête et seins, une tache jaune-orangé lumineuse, qui attire immédiatement le regard : est-ce là que se situe, pour cette artiste, le chaînon manquant : au lieu-même de la parole, de cet appel pathétique que lance toute son oeuvre ?
Quant à JEAN-MARC GAUTHIER, il semble, après une période un peu moins “exigeante”, avoir retrouvé le meilleur de lui-même ! Ses angoisses les plus intimes surgissent à travers un toréador éclatant de couleurs, au costume extrêmement ouvragé, en train de se compisser... et son antithèse -ou lui-même plus tard ?- un gigantesque squelette doté d’un cœur bien rouge, à l’étroit sur son support comme enfermé déjà dans un cercueil : la vie comme toujours dans l’oeuvre de cet artiste tourmenté, et la mort ; de part et d’autre de têtes grimaçantes, réduites aux traits essentiels, filigranés de minuscules personnages ; criant elles aussi, de leurs bouches cousues ou béantes, laissant s’échapper des langues-vers de terre !
Enfin, MICHEL MACREAU et ses personnages si singuliers, aux membres-tuyaux, aux bouches-bâtons dont les langues ont généré tant d’érotismes, aux sexes fleuris ou dégoulinants...
A son propos, une question se pose : A-t-il su, avant sa mort, en 1995, qu’on l’entraînait à la recherche du “chaînon manquant”? Cette idée le préoccupait-elle, lui qui sans trêve créa dans l’urgence ; qui, toujours, laissa sa biographie dans le flou (sauf peut-être pour Cérès Franco qui le découvrit, et dont il a reçu, en août 1997, un ultime hommage, à Lagrasse, tout près du musée où se trouvent tant de ses oeuvres ? ) ; lui dont la richesse fantasmatique faisait un artiste comparable à nul autre, inclassable dans le temps et les modes ; dont les simplifications extrêmes du trait le ramenaient peut-être à l’enfance, mais dont les rythmes, les équilibres et la science des couleurs donnaient à ses oeuvres une assurance définitive ; lui enfin qui se préoccupait si peu de syntaxe et dont l’ambivalence créatrice se résume peut-être dans cette phrase et cette faute d’orthographe révélatrice : “A la limite du délire, je fais quelque chose de ensé” ?
Et puis, il y avait dans cette exposition, les autres, ceux qui préservent leur individualisme et qui, un à un, nouent les maillons de leur propre chaîne, pour créer leurs oeuvres très personnalisées : JANINE SUCHET-ROUX, BRUNO GUEDEL, CHANTAL ROUX, déjà cités pour leurs oeuvres fortes, la singularité de leur création ; PEJMAN, jeune artiste de quinze ans, dont les masques lourds, étroitement intriqués, posent mille questions : peut-être, avant tout, se demandent-ils comment un enfant, fou de peinture, pourra-t-il échapper aux laudes et aux pressions, assimiler sereinement les multiples influences picturo-culturelles qui se bousculent dans sa tête et sur sa toile , et en venir au temps où son désir de créer et son originalité seront enfin synonymes ?
En noir et blanc aux savantes nuances, DOMINIQUE LE TRICOTEUR étonne avec ses machines à écrire-tabourets sur lesquelles on imagine les fesses-pistils d’une secrétaire ; avec ses têtes “branchées”, ses corps-fruits et ses sexes-fleurs, formés d’une multitude d’infimes entrelacs. Les oeuvres, petites, sont fascinantes par la patience qu’elles impliquent ; par le côté antédiluvien des machines (à une époque où elles ne se trouvent plus que dans les brocantes), par l’infinie précision avec laquelle sont dessinés les fruits, comme autrefois à l’école, lorsque chaque élève “faisait” son herbier... par ces petits délires techniques et oniriques, ces érotismes précieux, pleins de délicatesses, comparables aux mignoteries des boîtes et camées de jadis !
Tous ces éléments, preuves de l’amour que porte Dominique Le Tricoteur (l’oeuvre a-t-elle généré le nom, ou l’inverse ?) à ses petits modèles d’humour ; créent un lien serré (sans jeu de mots) entre le visiteur et l’artiste que l’on imagine le nez collé à son travail, la main lovant à l’infini sa plume si légère, tout en gardant l’esprit en éveil pour éviter sur ce travail de dentellière, la moindre répétition !
Si laids, si dérisoirement hideux, les enlacements, les quotidiennetés imaginés par PATRICK BACHS ! Repoussants, ses ventres bedonnants et velus, ses nabots, collés aux rondeurs de féminités chevalines ! Humour d’un noir féroce, dans son autoportrait aux pieds campés comme pour un affrontement, aux mains tenant telle une épée, les pinceaux ; au nez épaté et aux yeux noirs perdus sous des sourcils si drus qu’ils lui donnent l’air d’être maquillé comme un clown... Tout petit, tout seul, en chemise, au milieu de son immense toile, tandis que le noir -encore !- semble pousser le jaune du fond, envahir comme des champignons vénéneux, l’espace vital de l’artiste. Il faut une infinie lucidité, un grand courage ou une indifférence absolue pour mettre son talent au service d’un réalisme aussi cru à propos d’un sujet si tabou : la beauté du corps ; créer une oeuvre d’une violence psychologique si palpable, que le visiteur en reçoit un véritable choc ! Aussi, ce dernier, à cause de la fascination malsaine provoquée par tout ce qui est “autre”, après avoir prétendu quitter l’oeuvre d’un air indifférent, revient-il pour ricaner sa complicité gênée devant cette audace provocatrice... Juste histoire d’avoir le dernier mot !
Une très agréable surprise attend, plus loin, le spectateur considérant la série de petits tableaux verticaux de PATRICK GUALLINO, tous éclairés par une tache claire centrale, très lumineuse, explosant en des rouges violents, des bleus en dégradés, bientôt débordés par des noirs épais ou des jaunes vifs. Sur ces fonds très élaborés, faits de reliefs irréguliers de peintures, s’agitent de minuscules personnages réduits aux lignes évocatrices, s’étalent des graffiti non pas lourds comme les tags provocateurs de nos bétons contemporains, mais comme ceux, délicats et complices, que traquait Prévert, à l’ombre des murailles lépreuses : une série tendre et poétique.
Violentes, les grandes oeuvres sur carton de RICHARD LEFEBVRE, dans des fonds d’un rouge vineux, sur lesquels sont silhouettés en noir, des personnages opacifiés de blancs imprécis : êtres lourds, aux faciès squelettiques, aux corps érotiques enchevêtrés dans des lascivités de sérails, des dramaturgies à la Rebeyrolle !
Et celles de JEAN RAINE, enfin, terribles survivances, compositions en noir et blanc, faites de personnages aux anatomies incomplètes ; enchevêtrés, comme si les rêves de l’artiste étaient si violents qu’il ne pouvait parvenir à leur donner une réalité ; comme si la réalité était si brutale et impossible à vivre, que l’artiste en lui, éclatait en mille fragments douloureux. Alors, pour étouffer l’angoisse provoquée par de tels rêves, pour se donner le temps de se ressaisir, il lui fallait maîtriser telles des écritures, ses entités humanoïdes ou animales, griffées d’une multitude de petits traits ou lourdement pointillées... s’affirmer ainsi par la répétitivité des signes, et tel le vent après une accalmie, repartir en quête de soi, de ses lambeaux d’images, “chercher à découvrir le sourire sous la grimace, la parole dans le cri... un reflet dans un miroir” qu’il proposait “sans espérer que d’autres s’y puissent mirer jamais !”
GALERIE CHOMARAT 4, place Ambroise Courtois, 69008. LYON.
CE TEXTE A ETE PUBLIE DANS LE N° 61 DE NOVEMBRE 1997 DU BULLETIN DE L'ASSOCIATION LES AMIS DE FRANCOIS OZENDA.