DESIRS BRUTS
SIXIEME FORUM D’ARTS PLASTIQUES EN ILE-DE-FRANCE
COLLECTION CERES FRANCO D’ART CONTEMPORAIN DE LAGRASSE (Aude)
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De nombreuses manifestations culturelles ont eu lieu, fin 2003/début 2004, dans trois villes qui ont présenté une partie de la collection muséale de Cérès Franco : Les Ulis point de départ de la série d’expositions ; Vitry et Le Kremlin-Bicêtre. Chaque organisateur avait, in situ, dans le beau musée de Lagrasse, sélectionné les œuvres qui devaient porter haut les couleurs de celle qui fut, à Paris, pendant trente ans, l’unique dissidente à donner leur chance à des peintres et sculpteurs figuratifs alors inconnus, aux œuvres difficiles. Des conférences, une table ronde, des créations théâtrales ont drainé pendant ces quelques mois une foule considérable.
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Un petit déjeuner/conférence de presse, organisés dans un salon du Sénat par Paul Loridant, Sénateur-maire des Ulis, a, d’entrée de jeu, réuni tous les protagonistes désireux de faire de cette manifestation une réussite : Cérès Franco, commissaire des expositions, les journalistes, la télévision, des entreprises partenaires des communes organisatrices ; les services culturels des trois villes.
Au vernissage des Ulis, inauguré par les maires des trois villes, par le Président du Conseil régional et le Président du Conseil général, une foule impressionnante se pressait au Centre culturel Boris Vian. En France, tout commençant par des discours, après un tour de l’exposition jalonné par les souvenirs et explications de Cérès Franco, il en alla ce jour-là, selon la tradition. Tout de même, il y eut un moment de grande émotion, lorsqu’ils furent terminés et que Paul Loridant remit à Cérès Franco la médaille de Chevalier des Arts et des Lettres qu’elle avait "gagnée" il y a de nombreuses années, mais que diverses raisons l’avaient empêchée d’aller jamais réclamer.
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A la mi-novembre, une table ronde eut lieu au cinéma Jacques Prévert des Ulis. Y participaient Cérès Franco, noblesse oblige, Françoise Monnin, journaliste et meneuse de jeu ; Jeanine Rivais, critique d’art ; et Jean-Louis Heckel metteur en scène et directeur artistique du Nada Théâtre des Ulis.
Le thème de cette table ronde était : "Cérès Franco se plaît à dire qu’elle-même et les artistes de sa Collection font de la "résistance à l’art officiel".
Le débat se déroula sur un continuum d’images de la Collection de Lagrasse prises par Guy Lafargue, fondateur de l’Art cru Museum de Bordeaux.
Le directeur du Centre culturel des Ulis, et le directeur du cinéma proposèrent aux intervenants de se présenter :
Françoise Monnin : Bonsoir à tous. Nous avons pensé que, tout en discutant avec vous, il serait bon de vous permettre de vous imprégner des images, d’entrer comme le ferait n’importe quel visiteur, dans cette collection. De connaître le musée au-delà des pièces monumentales présentées en ce moment à la médiathèque. Bien sûr, vous ne verrez pas tout, puisque Cérès Franco n’a pas encore fait l’inventaire de ce qui est enfermé dans les cartons à dessin. La presse affirme qu’elle a réuni à Lagrasse plus de 3000 œuvres.
Cérès Franco : En effet, c’est à peu près ce que j’ai. Beaucoup sont sur papier, des gouaches, des dessins, des gravures. Tout cela pourrait être montré dans l’avenir.
Françoise Monnin : Ce que vous verrez va simplement vous mettre en appétit. Et vous donnera, assurément, envie de descendre à Lagrasse pour en voir plus, respirer un peu l’air de l’aventure de Cérès qui est tout à fait extraordinaire.
Ce soir, justement, nous allons parler de "désirs bruts", d’"Art brut", avec tous ces adjectifs que l’on gère encore avec difficulté de nos jours, même si depuis une cinquantaine d’années, on y voit un peu plus clair.
Nous avons souhaité nous réunir sur le thème de la "résistance à l’art officiel", parce que ce genre de collection a représenté pendant très longtemps tout ce qu’on ne trouvait pas dans les centres d’art du Ministère de la Culture ; dans les expositions internationales comme la Biennale de Venise. Cela pose effectivement débat et alimente de nombreuses conversations. Il est donc intéressant de se concentrer sur ce phénomène, de voir ce qui d’une part est soutenu par les pouvoirs en place ; d’autre part cette création florissante qui a eu, au départ, très peu d’ "avocats". Or, Cérès Franco a fait, dès le départ, partie des avocats de cette aventure. Laquelle commence petit à petit à rentrer dans les esprits et les lieux publics.
Je voudrais brièvement définir ce qu’est l’Art officiel, avant de poser la question de savoir s’il faut lui résister, ou s’en accommoder ? Comment lui résister ? Et surtout parler de cette aventure singulière qui a fait émerger des artistes qui ne correspondaient en rien à ce qu’attendait l’Art officiel.
Je vais essayer d’être très courte. Jeanine Rivais m’a dit : "Résumer en deux minutes deux mille ans d’Art officiel, j’aimerais voir cela !" Je vais donc essayer. Qu’est-ce que l’"Art officiel" ? C’est l’art en place, celui qui a les moyens d’être montré : les personnes qui détiennent le pouvoir se déterminent pour ceux qui font tout pour s’en approcher. Ils en font leurs alliés. Leur donnent des moyens. Cette aventure de l’Art officiel a commencé dans l’Antiquité. On pourrait dire que, pour les Européens, elle a commencé au moment de la Grèce antique où tant de valeurs se sont mises en place, et avec lesquelles nous vivons encore tous les jours, même si nous n’en avons pas forcément conscience. Au moment de définir ce que l’on a appelé l’Art classique, 500 ans avant Jésus-Christ, des gens comme Platon ont donné un certain nombre de critères : Décider de ce qui est "beau" ; prendre ce qui correspond à la définition et récuser ce qui n’y correspond pas. Cette définition de la beauté classique, celle pour laquelle les Romains diront "classicus", c’est-à-dire "le premier", nous accompagne encore aujourd’hui.
Après l’Antiquité, il y a eu toute la période du Moyen Age où la définition de l’Art officiel est donnée par le pouvoir en place, l’Eglise. L’Eglise donne un certain nombre de codes, que l’on a appelés "l’Art byzantin". Toutes ces définitions vont se maintenir jusqu’au XVe siècle, et nous en arrivons à la "Renaissance".
Ce qui "renaît" alors est en fait le retour des valeurs classiques, de l’Art classique. Toute l’aventure va se dérouler dans les ateliers de Florence ou de Bruges : dans ces lieux, on impose aux artistes un certain nombre de codes à respecter pour produire une œuvre correspondant à ce qui est souhaité. Ces exigences sont portées par les fortunes nouvelles des grands marchands, et par les familles nobles. C’est l’aventure des Médicis (que l’on continue encore maintenant à mettre en valeur, puisque cette année encore plusieurs livres sont parus les concernant). Ces grands mécènes vont défendre l’idéal classique et le faire revenir à la surface. Si bien que l’on va se retrouver avec une Eglise qui a défendu pendant des siècles quelque chose de différent, mais qui va tomber sous le charme de cet Art classique, et en faire notre art officiel.
Lequel va continuer à être défendu au fil des siècles. Jusqu’à un moment très important, l’invention de l’Académie. Cette fameuse Académie des Beaux-arts où, aujourd’hui encore, il est de bon ton de passer lorsqu’on veut être un artiste professionnel. Cette Académie est fondée au XVIIe siècle. On redéfinit à ce moment-là l’"œuvre d’art". Pour être un bon peintre, il faut aimer 1/ les Grecs. 2/ les artistes de la Renaissance. 3/ les grands classiques du XVIIe siècle. En France, Poussin va être notre grand classique et à l’origine de tout ce qui va graviter autour de l’Académie. L’importance de l’Académie va se maintenir jusqu’au XIXe siècle avec des artistes comme David ou Ingres qui vont défendre l’idéal classique. La "beauté classique" est une certaine idée de la Beauté idéale, de la perfection, de l’équilibre, de la symétrie. Le travail de l’artiste va se baser sur le dessin parfait.
Nous en arrivons au XIXe siècle où tous ces codes explosent parce que l’on invente la photographie, que l’on part découvrir aux quatre coins du monde des beautés qu’on ne soupçonnait pas. C’est ce que l’on appelle "l’Orientalisme" : Delacroix, par exemple, va en Algérie chercher de nouveaux modèles. Tout cela contribue à bousculer les idées en place.
Qui vont exploser au XXe siècle, avec "le Primitivisme". De nombreux artistes s’en vont chercher au bout du monde, d’autres valeurs, et les imposer, comme Gauguin qui en est le personnage le plus emblématique. En même temps, on commence à plonger au plus profond de soi, à comprendre que notre monde inconscient est beaucoup plus riche que ce que l’on avait cru jusque-là ; puisque c’est le moment où se développe la psychanalyse.
Certes, l’Académie va se maintenir. Aujourd’hui, il est encore de bon ton d’entrer à l’Académie des Beaux-art, même si elle a beaucoup évolué. Et le fameux Prix de Rome mentionné dans son CV pour qualité exceptionnelle, est prestigieux dans une carrière.
A cette époque, et parallèlement à cette forme d’art classique qui se maintient, on assiste à l’éclosion de toutes sortes de formes d’arts qui se nourrissent soit au bout du monde, soit au plus profond de l’inconscient. C’est dans ce cadre-là que dès le début du siècle, des gens commencent à s’intéresser à ces arts "autres".: Paul Klee, par exemple, dont le rôle est tout à fait essentiel, et qui écrit sur l’"Art des enfants" et sur l’"Art des fous". Il est fasciné par ces gens qui ont une pratique spontanée, et il écrit dès 1912, dans un magazine allemand : "Tout cela est à prendre beaucoup plus au sérieux que toutes les écoles des Beaux-arts".
Longtemps, pourtant, ces arts marginaux restent très confidentiels. Puis, les Surréalistes comme André Breton commencent à s’y intéresser. La Seconde Guerre mondiale arrête brutalement cette aventure, puisque le pouvoir totalitaire nazi qui se met en place sur toute l’Europe, décrète que l’Art des fous est nocif et qu’il faut brûler toutes ces productions. Tout l’art d’avant-garde qui se nourrit de ces apports est jugé également dangereux. Les Nazis organisent des bûchers pour brûler ce qu’ils appellent "l’Art dégénéré". Tous ces artistes, pour tenter d’échapper à la mort, émigrent. Et toute cette aventure est bloquée, la magie disparue.
Vers 1947, des gens reprennent le combat. Parmi eux, un peintre très important, autodidacte, Jean Dubuffet, va être à l’origine du mot "Art brut". Il va dans les hôpitaux psychiatriques récupérer des œuvres. Mais il va également voir des bergers dans la montagne qui ont une pratique de peinture tout à fait étonnante, parce que n’étant pas allés à la guerre, ils ont une autre manière de présenter les choses. On commence à constituer des collections qui vont faire date. Finalement, au début des années 70, la collection de Dubuffet est devenue très importante. Elle est installée en Suisse et constitue le premier musée d’Art brut. En France, en Italie, en Belgique, d’autres gens prennent le parti de cet art différent et décident non seulement de le collectionner, mais de le montrer, de le défendre.
C’est là qu’interviennent des personnalités comme Cérès Franco qui a, dès le début des années 60, commencé à organiser des expositions ; et au début des années 70, a ouvert une galerie à Paris. Alors même que le Centre Georges Pompidou n’est pas construit, elle défend des œuvres qui n’ont rien à voir avec ce que produisent les Beaux-arts.
Il y a aussi quelques personnes qui vont non pas montrer des œuvres mais en parler. Jeanine Rivais fait partie de ces gens en écrivant beaucoup sur ces œuvres. Nous avons donc ce soir, autour de la table, Cérès Franco, la montreuse d’œuvres ; Jeanine Rivais qui les défend dans des revues comme Artension, et surtout dans une revue qui a, à l’origine, été rattachée à la personnalité d’un artiste, François Ozenda : le Bulletin de l’Association Les amis de François Ozenda ; et puis Jean-Louis Heckel qui représente la voix du théâtre. Ce qui rend ce tour de table d’autant plus intéressant tient à ce que leurs expériences soient toutes différentes. Comme son nom l’indique, Nada Théâtre se situe en marge de ce que nous présente la Comédie Française par exemple, et cela va nous permettre d’ouvrir le débat.
Dans un premier temps, je voudrais que chacun de vous définisse le type d’œuvre qu’il défend. Et pourquoi ces œuvres-là ?
Cérès Franco : Ces œuvres que vous voyez sur l’écran, sont des œuvres d’artistes pour la plupart autodidactes. Mais je n’ai pas montré que des autodidactes dans ma galerie. Ce qui m’intéressait chez tous, c’était surtout l’expression forte, le côté narratif, parfois obsessionnel. Et cette passion qu’ils essaient de transmettre à travers leur travail. Dès le début, j’ai voulu montrer des artistes qui se tenaient hors des courants, hors de ce que l’on avait l’habitude de voir. Quand j’ai commencé mes expositions, en 1962, la France était encore dominée par l’Abstraction lyrique, informelle, sauf pour le Géométrisme. J’étais saturée de cette abondance, de ce nouvel académisme qui s’était créé autour de l’Art abstrait. Et je voulais montrer autre chose. Je cherchais, parmi les artistes que je rencontrais, ceux qui eux-mêmes, avaient envie de montrer autre chose que l’Art officiel de l’époque.
Je n’étais pas contre l’Art officiel en soi, mais contre cette espèce de bêtise qui se répétait à l’infini. Tout le monde se ressemblait, qu’il soit français, japonais ou américain. Chacun aurait pu signer du nom de l’autre tant ils se ressemblaient, dans cette espèce d’internationalisme prédominant. J’ai commencé également, et à titre personnel, à collectionner des œuvres qui n’étaient pas acceptées par un public conditionné par la notion ambiante du Beau. La notion du Beau pour moi était différente. Qui peut ne pas aimer les grands moments de l’Art grec, ou de la Renaissance italienne ? C’est bien sûr merveilleux de pouvoir admirer les œuvres de ces époques. Mais concernant les artistes d’aujourd’hui, je cherchais des œuvres ancrées au plus profond d’eux-mêmes.
Je suis venue en France très jeune, en 1951, après des études d’Histoire de l’Art. J’ai complété mes connaissances en visitant des musées à travers l’Europe, chaque fois que j’ai pu voyager. Néanmoins, le Brésil était très profondément ancré en moi. Avec ses fêtes traditionnelles, les chars allégoriques des carnavals, etc. Tout cela, c’est la musique, mais aussi et surtout la couleur. En 1978, je m’étais rendue à la Biennale de San Paolo avec un groupe de peintres de Paris. J’ai été très déçue par les artistes brésiliens qui étaient dans la même création qu’en Europe. Au moment où j’étais complètement désabusée, j’ai découvert la peinture naïve brésilienne. Alors, cela a été la fête. C’était pour moi la grande peinture brésilienne. A ce moment-là, nous avons eu dans l’histoire de l’Art moderne au Brésil, la naissance du " Mouvement anthropophage " qui a beaucoup emprunté à la culture populaire. Et les artistes cultivés, dont certains avaient étudié en France avec Léger… ont commencé à s’inspirer de la vraie réalité brésilienne. Cet art m’a beaucoup appris, surtout après la grande exposition de Jean Dubuffet, quand il a présenté sa Collection aux Musée des Arts décoratifs, à Paris en 1967, sur le thème de "faire de l’art sans savoir faire".
Le Brésil m’est resté très proche. Mais quelle que soit l’origine des artistes que je propose, ils ont en commun cette richesse imaginative.
Jeanine Rivais : Pour qu’une œuvre m’intéresse, une exigence est absolument incontournable : il faut que je trouve derrière la toile, derrière la sculpture ou le poème, l’âme et les tripes de l’artiste. Par conséquent, la plupart du temps -et c’est en cela que je suis une inconditionnelle de la Collection de Cérès Franco- les œuvres que je défends, se situent dans la marge. Par opposition à un art international où les rayures sont depuis 40 ans les mêmes ; où les états d’âme -en admettant qu’il soient présents- sont les mêmes à Paris qu’à New York, Tokyo, voire Séoul ; où la plupart du temps, on a remplacé le faire par le dire ; où il faut trente pages pour expliquer que deux bouts de bois croisés par un petit bout de laine constituent un chef-d’œuvre : ceux qui sont allés à la FIAC ont pu "admirer" dans une galerie, plusieurs exemplaires d’un sac de jute imbibé de goudron : chacun sait qu’un sac de jute au bord de la rue est tout simplement un sac de jute. Sur l’étagère d’une galerie, il devient une œuvre d’art. Voilà contre quoi je ne me bats même plus, en fait, que j’oublie.
Ce que j’aime, c’est un art qui m’émeut, qui me provoque, qui m’emmène "ailleurs", un monde où je vois les joies et les peines de gens que bien souvent je ne connais pas. Que je ne rencontrerai peut-être jamais. Mais leur œuvre me "dit" qu’ils sont là !
Françoise Monnin : Pouvez-vous donner un ou deux exemples d’artistes qui vous touchent particulièrement ?
Jeanine Rivais : Je pourrais en citer un grand nombre. Mais puisque la collection de Cérès Franco est tellement protéiforme, je parlerai de Jaber qui a beaucoup d’humour inconscient, Michel Smolec, Raâk André-Pillois et leur tendresse qui exsude de chacune de leurs oeuvres. Parmi ceux qu’on pourrait qualifier d’"historiques" dans cette collection, je parlerai de Rustin, Haddad, Pouget... Il est impossible de les citer tous ! Ce que je dis, c’est qu’ils me concernent parce que tout ce qu’il y avait de profond, de tripal en eux, est passé dans la toile ou la sculpture ! Et que je l’ai ressenti.
Françoise Monnin : Jean-Louis Heckel, quelle sorte de théâtre faites-vous ? Comment vous définissez-vous ?
Jean-Louis Heckel : Voilà une question à laquelle je ne m’attendais pas ! Heureusement, on peut aussi se définir par ce que l’on n’aime pas. Et en ce qui concerne la scène, nous avons eu, nous aussi, affaire ces derniers temps à beaucoup de choses conceptuelles ou internationalistes ou standardisées. Je ne sais pas, dans les courants ou les influences diverses, classer les arts plastiques par rapport aux arts de la scène. Il y a eu, à certaines époques en particulier, des interférences très précises, des croisements entre les arts plastiques, et la scène. Je pense à certains danseurs qui s’inspirent directement de la peinture, ou qui sont eux-mêmes plasticiens. Au théâtre, des gens comme Kantor, sont avant tout des plasticiens. La matière elle-même qu’ils travaillent devient des œuvres de scène. Il y a en ce moment un monsieur que j’aime beaucoup, qui s’appelle Novarina : il est peintre au départ, et est devenu un auteur contemporain, qui "sculpte" la matière des mots, qui en fait les "peint". C’est une approche dont je suis incapable, mais que je trouve essentielle à notre art de la scène. Un texte de Novarina, est porté par un langage très rabelaisien, très "oral" parce qu’il ne vient pas uniquement de l’intellect, du cérébral, il vient du geste, de la présence du corps, j’allais dire de l’"odeur" de la peinture.
J’ai eu la chance de rencontrer beaucoup de plasticiens. Peut-être est-ce la raison pour laquelle on nous a taxés, au Nada Théâtre, de "théâtre d’objets" ? Le public d’ici a eu droit de temps en temps à de grands délires autour de ce que l’on a appelé ainsi. On donnait cette appellation à tout ce qui n’était ni purement textuel, ni théâtre de figures ou de marionnettes, ni images vidéo.
A la première création, cela s’est passé très mal. N’oublions pas que nous nous appelons "Nada théâtre", c’est-à-dire "rien". Au sens premier du terme, dans la mesure où cela a été une réaction au "trop", au trop-plein de sens, trop-plein de symboles, trop-plein de concepts. Et notre première création a été une espèce de manifeste, si je peux l’appeler pompeusement ainsi. Mais cela a été malgré nous. Il s’agissait d’un spectacle autour d’une table : Avec quatre personnes. Avec rien sauf des cailloux, des chiffons, des bouts de papiers, supposés créer un décor. Qui, pour entrer dans une fable, se dédoublent par rapport aux personnages qu’ils incarnent. Très vite, nous nous sommes aperçus que nous pouvions faire confiance à la matière. Que nos cailloux, nos objets avaient une histoire. Que c’étaient eux qui nous racontaient l’histoire, et qu’il fallait les écouter. C’est ce que nous avons essayé de faire. Cette table, qui était très longue, était bien sûr truffée de tiroirs, elle était au-delà des effets purement scéniques. Chaque objet, chaque particule avait un sens, et il était hors de question de déroger à ce principe. Bien sûr, on ne peut pas tenir pendant des années sur ce principe. Il est agréable, aussi, de s’appuyer sur un bon texte. Contemporain ou classique. Il n’empêche que là où je vais naturellement et où j’ai envie d’aller, c’est vers cette recherche. C’est pourquoi le Forum de cette année me touche particulièrement. Parce qu’il suffit que je m’installe, le soir, à Boris Vian, quand il n’y a plus personne, pour sentir la présence physique, idéologique, de ces œuvres. Elles parlent au cœur, aux tripes, même si je n’aime pas trop ce mot parce qu’on en a beaucoup abusé.
C’est pourquoi, dans le cadre de cette exposition, la Compagnie a voulu faire deux petites créations. L’une intitulée "R brut" est une histoire inventée avec une chanteuse lyrique. Elle a été conçue à partir des biographies réelles des artistes de votre exposition. Une biographie imaginaire d’un personnage qui s’appelle Mademoiselle W. R. qui bien sûr n’existe pas. Mais qui a rencontré Sarah Bernhard, Isadora Duncan. Qui a fait œuvre de chant, mais pas de chant au sens composition : elle est devenue le chant, le son, la vibration du son. Elle a fait des études très poussées sur ce sujet, et on raconte la vie de Mademoiselle W.R. parmi des œuvres très hétéroclites qui sont comme un écho à ce qui est sur les murs. Nous avons fait beaucoup de décors avec le scénographe, puisque bien sûr les œuvres s’y prêtaient. Ce travail s’élabore au fil des représentations.
Françoise Monnin : Je crois que tout le monde a compris, avec cette première présentation, que nous sommes avec des avocats du vivant et du sensible. Peut-être que d’autres emploient différemment ces mots ? Mais ils sont une manière de défendre ces œuvres, alors que nous sommes magnifiquement installés dans cette belle salle, qu’un catalogue extraordinaire accompagne l’exposition… Et si vous vous êtes déplacés ce soir, c’est que vous cautionnez ce genre d’œuvres, les choses qui se sont mises en place de façon beaucoup moins confortable !
Le fait de "décider", au début des années 60, que ces œuvres méritaient reconnaissance, a dû être loin d’être évident. A ce moment-là, on définissait l’artiste de façon extrêmement mentale, on vivait des années d’expérimentation où les phénomènes minimalistes ou conceptuels étaient tout à fait essentiels pour une certaine élite en train de créer le Ministère de la Culture. On en était aux théories du raisonnement ; et paradoxalement à la fois dans des expériences tellement poussées qu’elles faisaient presque disparaître le visible, et parallèlement dans une référence au classicisme qui devait être rassurante. Défendre, comme l’ont fait les trois personnes assises à la table ce soir, des œuvres sorties d’ateliers non officiels n’allait pas du tout de soi, à une époque où le musée de l’Art brut n’était pas encore créé.
Maintenant, les choses se passent différemment, mais dans le moment où vous preniez le taureau par les cornes, est-ce que vous vous êtes sentis résistants ? Est-ce que vous avez senti en face de vous une résistance ? Est-ce que vous vous êtes beaucoup battus ?
Cérès Franco : Oui. Je continue à me battre. Parce que, ce que je défends depuis quarante ans n’est pas acquis complètement. Le résultat de cette espèce de dictature de l’Art officiel fait que nombre de nos artistes sont oubliés. Ils meurent dans le désespoir et se suicident. Ou bien, ils vieillissent désespérés. Aucun des artistes que j’ai connus et soutenus n’a eu la possibilité de venir à 90 ans comme Chagall ou Miro… qui ont été reconnus d’une bourgeoisie et sur le plan officiel. L’Art officiel, actuellement, c’est celui de Beaubourg ; celui que vous voyez dans les biennales et qui dictent aux jeunes créateurs ce qu’ils doivent faire.
Il s’agit vraiment d’une dictature : dans les années 70, a eu lieu la Biennale de Paris, la biennale des jeunes peintres. Ils devaient avoir 35 ans maximum. Différents pays ont envoyé chacun plusieurs artistes qui avaient préalablement été sélectionnés. Ils étaient supposés être les meilleurs, et les plus intéressants. Cette année-là, je me trouvais à Rio de Janeiro, dans l’atelier d’un jeune peintre de la Nouvelle Figuration. S’y trouvait un critique d’art. Il était chargé de la sélection brésilienne et devait accepter uniquement du Conceptuel. C’était vraiment devenu une mode. Tous ceux qui ne peignaient pas dans cet esprit n’étaient pas les bienvenus. Tous devaient entrer dans le même moule. Dans ces conditions, où était la liberté de travailler spontanément et de faire des merveilles ? Certes, ces artistes avaient appris les techniques dans les écoles des Beaux-arts, mais l’image aurait dû être porteuse de nouveauté. Si l’on évolue dans nos recherches, c’est bien en fonction de nos goûts ! La plupart des œuvres, à partir de 1970, étaient très mauvaises. Mais c’est cet Art Conceptuel se déployant à l’échelle mondiale dans le cadre officiel des gens en place détenant le pouvoir, qui a été très néfaste. C’était une mauvaise répétition de ce qu’avaient fait les Dadaïstes, Marcel Duchamp par exemple, avec son urinoir… On a, par la suite, demandé à Duchamp de signer d’autres "objets trouvés", dont les musées sont pleins ! Lui, l’avait fait en manière de dérision ; mais c’est devenu une référence, tous les artistes l’ont copié, et depuis 1978, nous en sommes là. Les Nouveaux Réalistes ont beaucoup contribué à cette répétitivité, comme Armand… Une quantité d’artistes ont commencé à reproduire ces attitudes. Bien sûr, cela a aussi permis à d’autres de créer des assemblages avec ces objets trouvés, de trouver de nouveaux chemins. Ce que je regrette, ce sont tous ces artistes qui produisent du "rien", j’oserais dire "nada" si je ne savais que c’est l’inverse pour le théâtre du même nom !
Françoise Monnin : Remarquez qu’en quelques minutes, Cérès Franco vient de nous faire un cours magistral de l’histoire de l’art. Manifestant ainsi une grande culture : ce n’est pas forcément l’image que l’on a d’elle, vu le temps depuis lequel elle défend des œuvres spontanées. On aurait pu penser qu’elle était, elle aussi, très brute !
Revenons à votre histoire : votre manière personnelle de résister a été d’ouvrir une galerie ?
Cérès Franco : Oui, en effet. C’était la possibilité de montrer ce que j’aimais. Au début, j’étais très heureuse, parce que j’avais même des visites officielles dans ma galerie. Des gens du Ministère de la Culture ; des Inspecteurs des Beaux-arts. J’ai obtenu quelques aides à la première exposition, quelques achats et commandes du Ministère de la Culture, etc. Cependant, aucune facilité ne m’a été accordée, nul ne m’a jamais proposé d’animer un Centre culturel. Il fallait que je travaille. J’ai donc travaillé pendant vingt-cinq ans, à présenter des artistes dont beaucoup sont maintenant à la mode. Mais finalement, tout ce travail m’a permis de constituer ma Collection qui se trouve à Lagrasse, en plein pays cathare.
Françoise Monnin : Une galerie, puis une association située en pays cathare, voilà qui est symbolique. Jeanine Rivais, quelle a été votre manière à vous de résister ?
Jeanine Rivais : Après la définition que j’ai donnée, plutôt que "résistance", je préfère "dissidence". C’est une question de vocabulaire. Etre résistant signifie se définir sans arrêt par rapport à quelque chose. Etre dissident implique que l’on a fait l’état des lieux, et tiré des conclusions, pris des décisions ; que l’on sait exactement ce que l’on veut, et où l’on va.
Je dirai que Cérès Franco est également plus dissidente que résistante. Je me souviens d’un entretien que nous avions réalisé voilà sept ou huit ans, où je lui posais justement cette question, et où je lui disais : " Dans la démarche que vous avez faite, aviez-vous conscience pendant toutes ces années, que vous étiez en train d’entrer en dissidence ?" A quoi elle avait répondu : " Oui, surtout quand je me rendais dans les expositions des autres. J’ai un peu flirté au début avec l’Art conceptuel. Mais je me suis vite rendu compte qu’il ne m’apportait pas ce que j’attendais, et je suis revenue à une peinture figurative. Heureusement, ce que j’ai présenté pendant ces vingt-cinq ans a commencé à porter ces fruits…" Elle explique ensuite comment, petit à petit, "ses" peintres sont devenus plus ou moins célèbres, et ont été récupérés. Et elle ajoute : "Cela m’embêtait un peu, parce que leurs productions avaient l’air, -à cause de la saturation produite par cet art trop intellectuel et officiel proposé partout, et où ils étaient transplantés-, de devenir à la mode".
Il me semble qu’être "dissident" implique une personnalité plus indépendante que "résistant". Par contre, il peut arriver que je me sente résistante. Je l’ai manifesté très vivement il y a longtemps, lorsque Philippe AÏni a eu les plus graves ennuis à Flines-les-Raches ; plus récemment, à propos d’une artiste qui s’appelle Florence Marie, qui a créé dans une ancienne scierie au centre de Honfleur, un magnifique lieu plein de peintures, sculptures, fresques, etc. Au centre de Honfleur ! Vous devinez l’intérêt que peut présenter ce lieu pour des promoteurs ! Elle est donc en butte à toutes sortes de provocations ! Et, comme ils n’ont pas réussi à la chasser, ils l’ont cernée de tous côtés. Si bien que son site qui avait une vision assez lointaine, est complètement coincé entre des HLM et des garages. Dans de tels moments, je pense qu’il est bon de prendre parti et de devenir résistant !
Françoise Monnin : Jean-Louis Heckel, vous sentez-vous "résistant" ou "dissident", quand vous montez un spectacle ?
Jean-Louis Heckel : Pas seulement dans ces cas-là. Si l’on n’est pas à chaque instant en résistance ou en dissidence, surtout en ce moment, je pense qu’il ne se passe pas grand-chose ! Tout est tellement nivelé, unanimiste. Nous sommes dans l’air des "ismes", comme "unanimisme", "formalisme", etc. Tout ce qui est effectivement en rapport avec l’individu, avec le subjectif, avec le différent, est en résistance. Le thème de notre saison, était comme par hasard : "Pourrez-vous résister" ? Avant même le conflit qui a déclenché un certain nombre de débats cet été par rapport à la place de la Culture en France, nous avions choisi ce thème. Nous avions choisi ce thème également, dans l’idée d’accueillir la Collection de Cérès Franco. Le thème de la résistance est revenu beaucoup cet été, c’est très étonnant. Il y a une mythologie de la Résistance en France, par rapport à la guerre. Mais c’est comme si, chaque fois, on réinventait la résistance. Elle est quotidienne. Les ennemis sont partout, y compris à l’intérieur de nous. Je pense à l’autocensure, qui est bien plus sournoise et efficace qu’une censure officielle.
Résistance, oui. Décalage. Regard différent. Je me passionne pour les outils anciens. Depuis trois ans, nous avons décidé qu’une pince peut être un merveilleux oiseau. A condition de l’accompagner d’un regard passionné. Du coup, des plasticiens ont travaillé pour nous sur l’environnement.
Ce qui m’intéresse, c’est la nécessité intérieure, par rapport à l’Art officiel. A un moment, c’est la seule façon de répondre contre l’invasion des académismes. Comment faire pour être en contact permanent avec une véritable démarche résistante ? Au commencement, c’est très facile. Mais ensuite, le combat devient redoutable. Il faut sans arrêt inventer de nouvelles formes de résistance. Je pense souvent aux plasticiens qui sont broyés. Ils ont dû, pour attester de leur existence, en venir à organiser des portes ouvertes, ouvrir leurs ateliers. Trop souvent, certains s’abritent derrière l’économie, pour dire qu’ils ne peuvent pas créer, qu’ils n’ont pas de prise sur cette énorme machine. Moi, je suis en résistance lorsque je vais individuellement vers le spectateur, lorsque je parviens à lui faire décaler son regard. C’est ce que font les artistes singuliers parce que, par nécessité intérieure, ils voient le monde à travers leur obsession : pourquoi s’interdire d’être entêté, concentré, égoïste s’il le faut à certains moments parce qu’on tient à quelque chose et qu’on le défend ? N’est pas artiste qui veut. Mais, par contre, ceux qui, par nécessité, ont dédié leur vie à un art, non seulement requièrent notre respect, et n’ont pas à être jugés selon des différences de valeurs. Quand on visite les œuvres de la Collection Cérès Franco, c’est ce qu’on voit : une galerie de nécessités intérieures. Comment faire pour revivre chaque jour, pour respirer, si l’on n’a pas cette résistance intérieure ?
Françoise Monnin : L’occasion suscitée par cette question est trop belle : nous allons nous tourner vers le public, et passer "de l’autre côté de cette table ronde" : Je vous invite à prendre la parole et à réagir sur ce qui vient d’être dit, ou à poser vos questions.
Une dame : (La question est inaudible sur le magnétophone : il s’agit d’artistes présentés comme marginaux par Cérès Franco, mais qu’elle a pu voir dans des lieux appartenant à ces circuits d’Art officiel).
Cérès Franco : Les artistes que je présente ici ont désormais, en effet, des œuvres dans des circuits très officiels. Ils en ont même dans des musées. Mais cela leur a pris trente, quarante ans, parfois.
Jeanine Rivais : Je crois qu’il faudrait que vous resituiez les œuvres dans le passé. En fait, quand Cérès Franco a commencé sa collection, Rustin, Grinberg, Haddad… étaient de jeunes artistes débutants. Personne ne voulait des œuvres de Macréau. Cérès a été la seule, pendant des années, à prendre des risques sur eux. C’est en cela que sa collection est représentative de trente ans au moins de "résistance" et de création picturale marginale.
Evidemment, quand vous voyez ces artistes et bien d’autres dans sa collection, vous avez l’impression de ne connaître qu’eux. Mais vous devez vous replacer dans l’histoire de ces créateurs.
Une interlocutrice parlant de Jean-Marc Gauthier, et de Gosti remarque qu’ils ne font pas partie de ces "anciens".
Cérès Franco : En effet, Jean-Marc Gauthier est plus jeune, et c’est une découverte plus récente. Je continue de chercher de nouveaux artistes, et d’enrichir ma collection, avec de nouveaux talents. Gosti expose dans une galerie de la place des Vosges, et je ne l’ai jamais exposé dans ma galerie. Je l’ai rencontré à travers le sculpteur Haude Bernabé qui a travaillé dans son atelier. Gosti s’est intéressé à ma collection après avoir visité l’exposition "Carte blanche à Cérès Franco" à Bures-sur-Yvette. Par contre, j’ai exposé Rustin à l’Oeil-de-Bœuf en 1976. Vous voyez qu’il y a près de trente ans.
Françoise Monnin : Rustin expose maintenant dans une fondation créée pour lui en Belgique, en 2002. Vous voyez que le chemin a été long. Et encore, s’agit-il d’une fondation privée, d’un collectionneur particulier qui s’engage, parce qu’il est persuadé que Rustin est le Rembrandt du XXe siècle. L’année prochaine, il y aura à la Mairie de Paris, une exposition Rustin. Mais il s’agit-là de phénomènes tout à fait nouveaux. Pendant vingt ans, tout le monde a pensé qu’il était impossible d’oser montrer des œuvres de ce peintre qui est dérangeant dans une institution comme la Mairie de Paris. Il n’est pas dit que cela va se passer très facilement. Rustin a maintenant 73 ans, et commence seulement à être respecté en tant que peintre : quand il a exposé à Mag 2000, en 1986, un spectateur est arrivé avec un couteau et a lacéré toutes ses toiles.
Cela nous fait rebondir sur la question de l’histoire : l’Art singulier que Cérès Franco a appelé "l’Art en transe", a mis plusieurs générations avant d’être reconnu. Et nous affrontons maintenant un nouveau danger puisqu’on commence à l’institutionnaliser ! Ceci nous amène à la question suivante : Avec ce mouvement singulier rattrapé par l’histoire, n’est-on pas en train de fabriquer le futur art officiel sur des bases qui étaient au départ extrêmement autonomes ?
Cérès Franco : Cela m’étonnerait. Mais je trouve très bien que soit reconnue à un artiste, sa qualité d’artiste et qu’il reçoive tous les honneurs qu’il mérite. Tant mieux que tous ces artistes que j’ai défendus soient reconnus.
Il ne faut pas confondre l’Art brut avec l’Art singulier. Chaque artiste, pour moi, se doit d’être singulier. Rustin est singulier par excellence, parce qu’il est unique.
Françoise Monnin : Mais il est en train de faire école…
Cérès Franco : Oui. Il y a toujours des imitateurs, des suiveurs dans tous les domaines. Il y a une profusion d’"artistes" qui pensent que la peinture brute est en train de devenir à la mode. Et qui "deviennent bruts". De même, il y a eu aussi des imitateurs de l’Art naïf, au moment où plusieurs expositions avaient été organisées. Comme si on pouvait devenir un authentique "Brut" ou un vrai "Naïf" du jour au lendemain. On l’est ou on ne l’est pas ! Et il faut beaucoup de courage pour maintenir une certaine éthique pour imposer son travail.
Jeanine Rivais : Je crois que sur cette question de "récupération ", c’est moi qui vais faire de la résistance ! Je veux applaudir à ce que disait à l’instant Jean-Louis Heckel, et répéter qu’elle doit, en fait, se situer à tous les niveaux. Considérons des galeries qui, pendant le dernier quart de siècle ont exposé sans états d’âme le Conceptuel, le Maximalisme, l’Art pauvre, etc. Aujourd’hui, qui exposent-elles, avec la même absence de vergogne ? Elles exposent des artistes bruts et des artistes singuliers. C’est là le premier stade de récupération ! Le second tient à certains journalistes qui ont fait leurs beaux jours de ces mêmes circuits, et qui, sentant le vent tourner mais incapables de changer de mentalité, sont en en train de traiter comme l’Art officiel froid et cérébral, l’Art singulier qui est chaleureux et vivant. Pour eux, finalement, c’est la même chose ! La troisième façon d’être récupéré tient à des artistes issus des écoles, et en manque d’inspiration. Et qui n’ont rien contre des mimétismes susceptibles de leur ouvrir des portes. Souvenez-vous de Dubuffet disant que dans l’Art brut, c’était, justement, l’absence de mimétismes, qui l’intéressait. Absence née (contrairement à ce qui se passe chez les intellectuels) du fait que ces créateurs ignoraient tout de l’art. De nos jours, il y a pléthore de nouveaux "art-brutistes". Et il sera, à mon avis, de plus en plus difficile de faire la différence entre les authentiques et les faiseurs. J’en ai parlé, lors d’un entretien, avec Madeleine Lommel qui a fondé et dirigé pendant des années l’Aracine : elle est tout à fait consciente du problème. Grâce au savoir-faire acquis dans les écoles, ces "envahisseurs" vont pouvoir être de bons imitateurs et produire en toute impunité, leur art "Canada-dry" !
Une dame Vous parlez de ces imitateurs : Est-ce qu’un artiste brut a la volonté d’être artiste ?
Jeanine Rivais : Non, justement. La définition de Dubuffet créateur de ce mot, s’appliquait à des personnes enfermées en milieu asilaire, puis carcéral ; qui ont réalisé intuitivement une création spontanée, obsessionnelle, exempte de tout savoir technique. A partir du moment où ils l’avaient découverte, ils l’ont reproduite à l’infini, uniquement parce que cela leur permettait de souffrir moins. Mais ils n’ont jamais eu conscience de produire des œuvres d’art.
C’est seulement à partir du moment où ces œuvres ont été extraites des dossiers asilaires où elles étaient jusque-là considérées comme pathologiques ; que le regard d’autrui, souvent des artistes, en a "fait" des œuvres d’art. Mais à l’origine, ces malades mentaux ou ces prisonniers n’avaient nullement, du fond de leur asile ou de leur prison, le sentiment de créer des œuvres d’art, ni l’intention de les destiner à d’autres qu’eux-mêmes. Et il en est allé de même, jusqu’à une période récente, des artistes très proches de ces créateurs d’Art brut.
Une dame : J’ai envie, à entendre ces explications, de préciser la notion d’Art qui me semble un peu curieuse. Et cela m’amène à une question que j’avais envie de poser depuis un moment à Cérès Franco : Où rencontriez-vous vos artistes ? Comment se sont faites vos premières rencontres avec ces artistes ?
Cérès Franco : J’ai rencontré les premiers par l’intermédiaire d’amis qui les avaient eux-mêmes rencontrés au hasard de leurs recherches. Puis, le bouche à oreille a fonctionné d’un artiste à l’autre. Certains m’ont invitée. J’ai commencé à faire des visites d’ateliers. Bien avant que j’aie la galerie. J’ai commencé à louer des lieux où j’organisais des expositions de groupes, à Paris-même ou à l’étranger. C’étaient des peintres qui avaient entre eux des affinités. Quand j’ai eu la galerie, ils ont commencé à venir me voir. Parfois, ils ne faisaient que rêver d’avoir cette affinité, et je ne pouvais rien pour eux. Mais d’autres fois, ils correspondaient vraiment à ce que j’espérais. La galerie a vécu très mal, au début. D’ailleurs, elle a toujours très mal vécu. Je faisais ces expositions sans aucune fortune personnelle. Mon capital était exclusivement mon travail. Mon obstination. Une volonté féroce de montrer ces artistes. Et finalement les gens ont commencé à venir ; à comprendre qu’il y avait dans ma galerie un esprit que je défendais et qu’ils n’avaient pas l’habitude de voir ailleurs. Les premiers acheteurs n’étaient pas des grands collectionneurs. C’étaient des gens de classe moyenne, intellectuels, professeurs, médecins, architectes, qui avaient un peu d’argent et qui pouvaient acheter ces œuvres. Je faisais des crédits, aussi. Moi-même, je commençais ma collection. J’achetais souvent à crédit. Jusqu’au moment où j’ai commencé à vendre un peu plus et à couvrir les frais de la galerie. Cela a été très difficile, parce qu’il y avait une concurrence terrible.
Tout à l’heure, Monsieur Heckel a parlé d’ateliers portes ouvertes. Les "ateliers portes ouvertes" sont les grands ennemis des galeristes. Les gens vont acheter dans l’atelier de l’artiste pour resquiller le pourcentage de la galerie. Les artistes sont ravis de rencontrer des collectionneurs dans les galeries, mais ils pensent que c’est leur droit de vendre moins cher dans leur atelier, sans savoir ce qu’on sacrifie souvent pour eux. Dès la fin, ou même pendant une exposition, ils invitent les collectionneurs et leur vendent leurs œuvres moitié moins cher. Il ne faut pas leur en vouloir d’être fiers lorsqu’ils sont invités à déjeuner chez des collectionneurs, mais cela arrive très souvent que le galeriste soit frustré par cette situation. Personnellement, je trouvais cela très déloyal, et lorsque je voyais un artiste donner dans mes murs, son adresse à un de mes collectionneurs, il ne réexposait jamais dans ma galerie. Je considère qu’une galerie se doit de respecter l’artiste. Mais inversement, l’artiste doit respecter le travail du galeriste.
J’ai toujours, de ce fait, respecté l’engagement des artistes par rapport à des confrères. Un artiste a envie d’être ailleurs que dans la galerie qui le défend. Il a envie d’exposer dans d’autres quartiers, de connaître d’autres collectionneurs. Mais j’ai toujours refusé d’exposer quelqu’un qui était, par exemple, dans l’Atelier Jacob d’Alain Bourbonnais, au Poisson d’Or, ou ailleurs. Pour les accepter, il fallait que je sois sûre qu’ils étaient restés des années sans exposer ou que la galerie était fermée.
Françoise Monnin : Je voudrais rappeler que Cérès Franco ne s’est jamais définie comme galeriste d’Art brut. Elle a toujours dit qu’elle défendait l’Art singulier. Il se trouve que dans sa collection, il y a quelques oeuvres d’Art brut. Mais l’essentiel de sa collection représente cette frange complexe d’artistes spontanés, mais indépendants, qui sont un peu les enfants de Gaston Chaissac. Lui aussi, lorsque Dubuffet l’a découvert, s’est défendu d’être un artiste d’Art brut.
Cérès Franco : Pourtant, il continue, après toutes ces années d’être considéré comme tel. D’autant que le mot "brut" est à la mode.
Pour moi, le groupe Cobra a été très important. J’ai rencontré en 1962, les artistes de ce groupe. Ils exposaient très rarement. J’avais vu ici ou là des gouaches de Corneille, puis j’ai visité son atelier qui était en même temps son habitation, car à cette époque-là, tous les membres de Cobra étaient très pauvres : Appel, Corneille, Jorn… Corneille m’a beaucoup ouvert les yeux. Il m’a fait visiter des rétrospectives Cobra en Hollande et en Belgique. Ces peintres correspondaient absolument à ce que j’aime en peinture, Paul Klee, Kandinsky de la première époque… toutes ces révélations de ces peintres qui ont enrichi la création artistique, apporté un plus à l’Art moderne, et à l’Art contemporain. C’est pourquoi je définis ma collection non pas comme une collection d’art brut, mais comme une collection d’ Art contemporain. Ces artistes ne sortent pas des asiles psychiatriques, pourtant ils sont très déclassés. Peut-on dire que Jaber soit fou ? Je dirai qu’il est plutôt un artiste naïf. D’ailleurs, je suis convaincue qu’Aloïse qui a été enfermée pendant quarante ans, était une artiste naïve. L’avenir le dira. Et Chaïbia qui a fait un rêve où Allah lui disait qu’elle "avait un palais à décorer", et est devenue la première femme peintre du Maroc, n’était assurément pas folle ! Elle répétait sans arrêt : "Moi, je ne suis pas naïve, je suis "un peintre"" ! Elle est absolument autodidacte, et elle a ce don de la peinture. Voilà comment se découvre souvent tard dans la vie d’un être, cette vocation d’être un artiste. Qui va créer des merveilles.
Une dame : En regardant l’exposition, j’ai été frappée par le nombre de gens qui ne sont pas autodidactes. Mais ce qui me semble évident, c’est qu’en fait ils ne sont pas animés par le désir de reconnaissance. Comment fait-on la différence entre ces gens qu’il faut aller chercher, qui ne viennent pas vers vous, et ces artistes singuliers ?
Cérès Franco : Vous découvrez un véritable artiste quand il a fait une œuvre. Pour un autodidacte qui commence de façon spontanée à créer un objet ou une peinture, c'est moins évident. Pour les gens enfermés dans les hôpitaux psychiatriques comme celui de Rio de Janeiro où l’on a beaucoup étudié "les images de l’inconscient", il s’est agi de remplacer les traitements par une création permettant aux patients de se libérer de leurs obsessions". La psychiatre qui l’animait appelait cette façon de traiter les malades une "thérapie occupationnelle". Elle a pu constater des améliorations dans l’état de ses malades. Mais, s’ils ont créé parfois des œuvres magnifiques, ils ne sont jamais devenus des peintres ou des sculpteurs professionnels.
Françoise Monnin : Nous aurions encore beaucoup de problèmes à évoquer. Mais l’heure avance, et il nous faut arrêter. Quelqu’un souhaite-t-il dire un mot de conclusions ?
Jean-Louis Heckel : Ce ne sera pas une conclusion, mais le métier que vous faites, Cérès Franco, est aussi –et je ne voudrais pas donner l’impression de vous rendre un hommage- un métier artistique. Vous disiez tout à l’heure qu’il n’est plus possible, dans le contexte socio-économique de suivre une telle démarche, pensez-vous qu’il existe toujours, néanmoins, d’autres "Don Quichotte" ?
Jeanine Rivais : On pourrait citer Dominique Polad-Hardouin qui est la fille de Cérès. Elle a ouvert récemment une galerie appelée "Idées d’artistes" qui a débuté en exposant des artistes présents dans la collection de sa mère ; mais elle semble bien prendre le pli d’être dans la dissidence. Et puis, il y a, rue Guénégaud, Béatrice Soulié, qui aime des œuvres moins sophistiquées, mais qui défend également des artistes créant hors des voies officielles.
A Villeneuve-d’Ascq vous pouvez voir le Musée de l’Aracine, qui est actuellement installé dans les murs du Musée d’art contemporain, en attendant que soit terminé le bâtiment qui sera dévolu à l’Art brut (il s’agit bien d’Art brut au sens originel). Et puis, à portée de voiture, vous pouvez aller à la Fabuloserie de Dicy, dans l’Yonne. Et quand vous serez là-bas, ne manquez pas d’aller jusqu’au château du Tremblay, voir les œuvres de M’an Jeanne qui a commencé à peindre à 71 ans, qui a fait cent cinquante tableaux en quatre ans et qui est morte. Citons encore l’Etrange Musée de Robert Tatin, à la Frênouse près de Laval ; Lausanne, incontournable lieu de référence, Le Palais idéal du facteur Cheval à Hauterives dans la Drôme, la Maison de Picassiette à Chartres, etc.
Et pour tous ceux qu’intéresse la littérature concernant ces franges marginales, vous avez le "Bulletin de l’Association Les Amis de François Ozenda" qui en est la mémoire depuis vingt-huit ans ; Gazogène, etc.
Françoise Monnin : Et nous conclurons en remerciant Cérès Franco pour tout le travail qu’elle a fourni pendant toutes ces années.
Entretien réalisé au cinéma Jacques Prévert des Ulis, à la mi-novembre 2003.
Collection d’Art contemporain Cérès Franco: 12, rue des Remparts, 11220. LAGRASSE.
Cet entretien a été publié dans le N° 74 Tome 2 de juillet 2004, du BULLETIN DE L'ASSOCIATION LES AMIS DE FRANCOIS OZENDA.