POUPEES DE CHIFFONS : LES CREATURES DE REINALDO ECKENBERGER
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Faut-il appeler “sculptures” ou “poupées”, les oeuvres de Reinaldo Eckenberger ? “Sculptures”, si l’on considère leur originalité et l’important travail de mise en forme, visant à donner à chacune des traits si spécifiques, qu’un seul coup d’œil suffise à les lui attribuer, parmi les autres créations voisines qui, actuellement, envahissent le monde pictural ! “Poupées” parce qu’elles sont en chiffons, comme celles des petits pauvres qui, naguère, pour jouer, devaient eux-mêmes coudre les leurs !
Mais il ne saurait s’agir de poupées pour enfants, puisqu’elles sont toutes “adultes”, grandes marionnettes sarcastiques et colorées, d’un baroquisme si puissant que l’artiste a peut-être choisi cette forme esthétique comme réminiscence de son pays natal, nostalgie des fêtes où, dans la liesse populaire, sont rituellement livrées au feu des effigies du diable ou d’êtres humains maléfiques !
Il ne saurait non plus s’agir de poupées parlant aux pauvres ! Car, dans le flamboiement de leurs vêtements somptueux, robes et gorgerettes de velours ou de brocarts rehaussés de cordonnets et de dentelles, strass et bijoux, éventails et réticules, chapeaux finement ouvragés aux formes bizarres, à gros nœuds et falbalas, piquetés de papillons, têtes d’oiseaux, etc., elles dénoncent un autre monde : celui du luxe, du désœuvrement, voire du stupre et de l’exhibitionnisme !
Car une telle magnificence qui pourrait n’être qu’admirable, met à jour une évidence : Reinaldo Eckenberger coud et brode dans la haine ! Très vite, sa volonté de beauté et de truculence achoppe, et la jubilation se mue en conte noir ! Noir comme la peau des poupées ou leurs visages volontairement salis : pour les humilier ? leur donner un aspect commun ?... Noir comme les épais sourcils en arcs concentriques, froncés au-dessus de leurs grands yeux, et les “poches” qui les enchâssent pour les durcir encore : comme s’il était dans leur nature de ne sourire ni des yeux, ni de leurs bouches si pincées que les joues en sont tirées en plis profonds, convergeant vers les lèvres rouge-sang quasi-avalées !
Rien de tendre non plus, seulement la dérision, dans les accouplements, vautrés dans des hamacs, dans l’herbe, n’importe où... le dard de l’homme frôlant la vulve béante de la femme aux seins tendus, aux féroces ongles rouges... De quel vécu parlent alors les poupées d’Eckenberger, lorsqu’elles sont ainsi, sans souci d’intimité, visibles de partout, lascives et concupiscentes ? Ce monde d’êtres affalés, aux sexes exhibés n’a, à force de réalisme et de vulgarité, plus rien de respectueux des tabous ou de possibles complicités amoureuses, ni même rien d’érotique ! Leurs chairs fanées et leur laideur obscène ne parlent que de désespérance, solitude, désir depuis longtemps mort !
A quels jeux psychanalytiques joue donc, par ailleurs, l’artiste, lorsqu’une mère cramponne son fils ("Earlina Grey und Eupoteasun") qui lui fouit la bouche d’une main-sexe, tandis que de l’autre, main-bourse, il tente vainement de s’éloigner de ce bras accapareur ? Lorsque cette impression de possessivité revient ("Mère abusive et fils désaxé") oeuvre après oeuvre, faisant sur les poitrines volumineuses, se débattre un garçon avorton, débile ou privé de bras, comme si tous les attributs susceptibles de le libérer lui étaient tour à tour, déniés par Eckenberger ! Ou encore lorsqu’une énorme femme à un seul tétin démesuré, contemple d’un air sardonique, sa chienne en train de mettre bas un drôle de chiot à grosse langue rouge... ?
Tous ces caractères se retrouvent sur les "Baloon’s Mammas", série d’aquarelles, où le visiteur affronte le même délire vestimentaire, les mêmes débordements physiques, mais linéarisés, découpés de cloisons grises, entre lesquelles l’individu central est entouré de nombreux personnages : créations plus ludiques, peut-être, moins lourdement psychanalytiques, encore que le "Wagon à l’érotisme vague" abrite dans ses compartiments hermétiquement clos, des relations plus que troubles ; qu’ailleurs, de drôles de champignons étroitement soudés, essaient vainement d’écarter leurs têtes-télés pleines de gens se lutinant ; que, près du couple d’"Ordener’s Mammas" en plein coït, aboie un chien, sexe dardé, en train de déféquer, etc.
Ainsi, hormis les céramiques montrant des femmes dodues, poétiques et énigmatiques, le sexe et le sang ; la méchanceté, les perversions sexuelles, les plaisirs solitaires et attouchements incestueux... ramènent l’oeuvre de Reinaldo Eckenberger aux moments les plus brutaux du “Théâtre Noir” ; plongent par leurs maquillages outranciers et leurs accoutrements extravagants, le spectateur dans des carnavals excessifs, où fantasmes, pulsions... sont étalés sans pudeur, tellement paroxystiques que, sous l’excès de violence, ne peut se profiler que la mort : si proches, alors, ses poupées, de celles, vaudous ou autres, manipulées pour des sortilèges, des cultes sacrilèges, des rituels de l’ombre, qu’elles semblent hors de place au grand soleil d’une sage exposition !
Jeanine Rivais
CE TEXTE A ETE ECRIT EN ETE 1997, APRES UNE MAGNIFIQUE EXPOSITION A PONTIGNY (YONNE) A LAQUELLE PARTICIPAIT LARGEMENT RENALDO ECKENBERGER.
Merci à André Joly qui m'a permis de venir chez lui (qui était à l'origine de l'exposition de Pontigny) pour rephotographier toutes ces sculptures lorsque la pellicule des premières m'a été dérobée.