Difficultés de plus en plus grandes à définir une ligne esthétique pour des galeries dont les cimaises voient se succéder des œuvres totalement disparates ? Volonté de prouver, au contraire, que cette définition existe sur leurs murs ? Problèmes financiers et efforts désespérés pour multiplier les centres d'intérêt ? Toutes ces motivations à la fois ? Toujours est-il qu'en hiver 93-94, Paris a vécu à l'heure des expositions de groupes. Impossible, bien sûr, de les citer toutes, prenons-en donc trois qui semblent résumer les hypothèses proposées ci-dessus :
N'exposant que des célébrités, sous la rubrique "Les peintres que vous aimez", la GALERIE ART CADRE ne prend vraiment aucun risque : Weisbuch, Brayer, Bonnefoy, Schlitz, Delatour, Toffoli et Toboasse passent les fêtes en ce lieu. Tobiasse est le benjamin du groupe, mais il avait présenté l'an dernier dans la même galerie, une très importante -et très belle d'ailleurs !) exposition : il ne saurait donc susciter chez les organisateurs, aucune angoisse.
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Une galerie toute neuve, l'ESPACE NIEPCE , ne semble pas superstitieuse puisque, pour fêter son premier anniversaire, elle a invité treize artistes à présenter leurs petits formats : voilà l'exemple de l'exposition fourre-tout, puisque la relation entre les œuvres des artistes est totalement inexistante et la qualité des séries exposées désespérément inégale. Sur l'ensemble, deux artistes, deux jeunes femmes, méritent d'être citées.
Marie Pinoteau, pour sa série sur papier intitulée "La Peau du Monde" : dans une démarche littérato-picturale, elle traduit son double rapport à la culture et aux origines. Prenant comme matériau les feuillets du Monde (le journal=la culture) (deux peintures prennent un Monde), les douze pièces présentées nécessitent donc six Monde, soit Une Semaine de la Vie d'une Femme ! Encollés, contrecollés, peints, ces feuillets ont servi de support à une lettre de l'arrière-grand-père de l'artiste (les origines), marin au long cours, disparu pendant la guerre de 14-18. Les maux. Les mots. Une façon de revivre et d'éliminer les vieux troubles existentiels, rendre compte de l'histoire collective par le truchement de l'histoire individuelle. Les signes usés, retrouvés, les griffures, les amas de pâtes, les bleus des peintures traversant les espaces et reflétant les lumières traduisent profondément la quête de Marie Pinoteau.
Plus facile d'approche est la série photographique de Sophie Charlemagne. Après avoir réalisé de très beaux sténopés, cette artiste est attachée à soumettre à sa technique les couleurs des environnements qu'elle choisit pour leur calme, leur sérénité, le mysticisme qu'elle y rencontre ; la forêt, les petites chapelles abandonnées… Rien de religieux dans cette démarche simplement une quête, un voyage "vers"… La forêt qu'elle a présentée à l'espace Niepce est faite de noirs, le noir de la chambre noire, renforcé par le noir d'encres repassées sur les contours des arbres. Un travail attachant, même s'il est un peu angoissant.
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Très mûrement réfléchie et longuement expérimentée, la démarche de la GALERIE SATIRIQUE DE MARYSE MOISAN se définit également par l'humour. Outre un fonctionnement épisodique par groupes, elle fonctionne régulièrement par thèmes. Elle a choisi, pour la période des fêtes, la Gourmandise.
Certes, si la brochette proposée au menu est de saveur inégale, et les mets-vedettes ne sont plus ce qu'ils étaient, si Caroline Tresca a su mettre en ébullition le monde des frous-frous, sa peinture bien que délicatement saupoudrée, ne révolutionnera pas l'histoire de l'Art. Quant à Trez, manque de piment !
En revanche, parmi les autres plats proposés, certains sont très bons, voire succulents :
Huguette Machado-Rico a, cette fois, accroché en précaire équilibre, dans son espace semi-figuratif composé de demi-teintes jaune acidulé ou gris perle, de problématiques boîtes de bonbons.
Les femmes dodues comme des cailles de Michel Hénocq aux mains toujours promptes à agripper la "bonne chair" (il faut se souvenir d'une série érotique de cet artiste présentée il y a quelques années dans la même galerie), se gavent cette fois-ci de religieuses au chocolat et la jouissance qu'elles en éprouvent dégouline de toute la toile !
Pour la bonne bouche, il faut garder les sculptures anthropomorphes de Pierre Merlier. Taillées "à coups de serpe", maculées de peintures crues, elles sont affreusement belles ! Il y a trois ans, le sculpteur avait présenté, dans le cadre du Salon Figuration critique, une trentaine d'œuvres au milieu desquelles les spectateurs passaient, ébahis et effarés, d'un monstre à un satyre à un humain… Cette fois-ci, il s'est voulu tout de même plus gustatif, de façon à participer à la "Grande Bouffe" au cours de laquelle Martine Moisan, Grand Chef et gourmet, a tenté de "décongeler" le grand public en offrant des glacis aux regards "savoureux" ! Voilà au moins une directrice de galerie qui cuisine épicé, une nourriture new-look, sans craindre de se brûler les doigts !
CE TEXTE A ETE ECRIT EN 1994 ET PUBLIE DANS LE N° 36 DE FEVRIER 1994 DE LA REVUE IDEART.