RABELAIS ET LA DIVE BACBUC

Un mythe revisité par GERARD GAROUSTE, peintre 

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          Le danger pour un adaptateur cinéaste, écrivain ou plasticien- est de se laisser dévorer par le sujet qu’il aborde ; produire un travail "collé" à l’ouvrage de référence. Quand il "s’attaque" à celui de Rabelais, il doit s’interroger longuement sur sa capacité à dominer, transcender une telle personnalité et un tel "monument" littéraire, et non infliger au spectateur ou au lecteur, une copie édulcorée de l’œuvre qui appartient forcément à leur propre culture ! C’est la gageure relevée par Gérard Garouste. Parti au plus près des livres de l’écrivain, il le cite abondamment, comme s’il souhaitait le paraphraser ; affirmer en tout cas qu’il connaît son auteur sur le bout du pinceau, qu’il en a perçu et exploré l’époustouflante culture, l’infinie truculence, l’humour démesuré. Mais au moment où une telle proximité devient inquiétante, il sait prendre ses distances, ne s’arrêter triomphant qu’après avoir créé Le-Rabelais-de-Garouste !

          Son Installation drolatique donne d’ailleurs la tonalité humoristique qui a présidé à cette confrontation : mezza vocce à l’extérieur où apparaît de prime abord, entre de "petits théâtres" corniers dans une salle très éclairée, un immense cylindre. Cousu de cordelettes, il est couvert de deux frises de pointes noires disposés tête bêche, entre lesquelles ondule l’océan. Posés dans une perspective avancée par rapport au bleu de l’eau, quelques personnages sont là, comme des étapes créant la perplexité du visiteur "tout neuf" : Le Prophète et le Livre qu’il est en train d’avaler ; Saturne assis les fesses à l’air, dévorant ses enfants ; Ouroboros, monstre marin se mordant la queue, et le coq noir... et surtout La Bouteille à l’oreille, immense pavillon, nanti tel un cornet acoustique, d’une énorme bouteille torse ! Ces "signes" extérieurs très sobres mais puissamment évocateurs et tous mortifères, laissent penser qu’il y là plus qu’un jeu ; qu’il va falloir satisfaire sa curiosité ; coller enfin l’œil à l’un des douze oculi installés par l’artiste sur le pourtour de sa création... Et entrer forte dans un monde complètement antithétique, puisque de toutes parts y explose la vie ! Comme en un ventre énorme, y surgissent des épisodes d’une sorte de par-cours initiatique, à la fois successifs et séparés par des géométries récurrentes : bordels, grands éclats érotiques, individus nus...

 

Là, commence le paradoxe : car les seuls moments où l’artiste soit impératif, où il rappelle à l’ordre le spectateur en train de vagabonder loin de la dictature de l’écrivain, sont les textes apposés comme des exergues sur les peintures :

"O bouteille plaine toute de mystères D’une aureille Je

t’escoute Ne différés".

          Garouste a su se détacher de Rabelais, parvenir à l’universalité : si dans son esprit, chaque "événement" (les titres du catalogue le prouvent) est droit issu du livre, le visiteur qui ne l’a pas relu depuis des décennies, a loisir de se réinventer ses propres aventures ! Le géant, par exemple, penché tous organes génitaux dehors, un oiseau à la main au-dessus de la mort endormie, ne ramène pas nécessairement au lointain souvenir de l’éducation donnée à Gargantua sur les multiples "façons de se torcher le cul" ! Il peut n’être qu’un homme gigantesque, perdu dans de lubriques fantasmes générés par les images édéniques qu’il couvre de sa stature !... Et l’autre, celui aux nombreux bras, gesticule-t-il à force de folie, ou les lance-t-il tel Shiva pour appréhender simultanément les multiples possibilités du vaste monde ?... La plupart des "images" ainsi explorées sont en fait duelles, connotées mais prétextes à vagabondage à travers des sortes de contes fantastiques subjectifs...

(détail)
(détail)

Ainsi, l’œil du voyeur, l’amène-t-il à des alternances d’attirance / répulsion qui lui viennent en foule, devant l’intelligente orchestration de ces images parfois violentes, toujours saisissantes par leur baroquisme théâtral ; devant la gestuelle de ces scènes anecdotiques, ludiques et érotiques ou pornographiques, faites de traits lourds, de coups de pinceaux caressants et brutaux ; devant les incitations à revenir vers l’auteur, son humanisme, sa verve, sa fantaisie et sa gaieté ! Mais il lui faut alors rendre justice au plasticien, en saluant sa fidélité et son originalité conjointes ; goûter en somme avec les deux talents créateurs, le double sens de la Dive Bacbuc offreuse de ses prophéties et pourvoyeuse de toutes les transgressions; dire qu’il s’agit d’une très belle exposition, d’un moment de grande expression picturale, où coule de source la phrase de Gérard Garouste : "... La peinture m’oblige à faire un véritable travail sur l’écriture... Je serais tenté de dire que la peinture n’est qu’un alibi..." Et si l’on considère que depuis un temps l’artiste taquine Cervantès, il sera sans doute amusant de suivre avec lui l’humour et la satire de cet autre géant ; chevaucher à ses côtés par-dessus les moulins à vent ; voir sous quelles latitudes il entraînera Don Quichotte et Sancho Pança !

Jeanine RIVAIS

 

CE TEXTE A ETE PUBLIE DANS LE N° 36 DE JUILET 1998 DE LA REVUE DE LA CRITIQUE PARISIENNE.