HAÏTI : ANGES ET DEMONS (1945-2000) à la HALLE SAINT-PIERRE (Paris)
Entretien de Jeanine Rivais avec REYNALD LALLY
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Jeanine Rivais : Revnald Lally, vous arrivez d'Haïti, qui êtes-vous ? Et quelle est votre relation à l’exposition qui débute à la Halle Saint-Pierre ?
Revnald Lally : En effet, j’ai là-bas une galerie, appelée Galerie Bourbon-Lally, car j’ai accolé le nom de jeune fille de ma femme et le mien. Je suis d’origine anglaise. Je suis allé en vacances à Haïti dans les années 80, et je suis immédiatement tombé amoureux de cette île, de ses couleurs, de la gentillesse du peuple, des œuvres qui y sont créées. A ce moment-là, nous travaillions en Algérie. Nous avons résilié notre contrat, pour pouvoir partir habiter en Haïti. C’était avant que nous apprenions qu’il y avait des problèmes. Nous sommes arrivés là-bas, en 1991, dix jours avant le fameux coup d’état. Bien sûr, cela nous a inquiétés, d’autant qu’au bout de quelques jours toutes les communications avec l’extérieur ont été coupées. Mais quand le Consulat de France nous a conseillé de quitter l’île et nous a invités à prendre le “dernier avion”, nous avons décidé de rester.
J.R. : Vous n'avez eu aucun problème ?
R. L. : Non, aucun. Bien sûr, à cette époque-là, il y a eu des morts. Mais il s’agissait de problèmes politiques. Nous ne nous sentions pas en danger, puisque nous ne prenions pas parti dans les problèmes du pays. Les difficultés venaient de ce que les voies de communications étaient interrompues, il n’y avait plus d’avions, nous nous sentions donc coupés du reste du monde. Beaucoup de gens étaient partis, nous étions les seuls à rester dans notre immeuble.
J. R. : Vous avez par avance répondu à ce qu’était ma deuxième question, puisque je souhaitais vous demander si vous étiez d'origine haïtienne : en fait, votre aventure là-bas est née d’un coup de foudre !
R. L. : Oui. En effet. Un coup de foudre immédiat et total, puisque c’était tout à fait par hasard que nous y étions allés en vacances : un jour, à Londres, j’avais trouvé un petit livre édité dans les années 60, et qui parlait de l’influence du vaudou dans l’art haïtien. Je l’ai acheté, et j’ai proposé à ma femme que nous y allions passer quelques jours. Elle était un peu vexée, parce qu’elle est d’origine martiniquaise ; et elle aurait préféré que nous choisissions l’autre île ! Mais la Martinique ne m’intéressait pas ! Nous sommes finalement tombés d’accord, et nous avons eu des vacances absolument fantastiques ! Pendant des années, nous avons eu la tête pleine de rêves d’Haïti. C’était comme si les esprits nous avaient envahis ! Et dès que nous l’avons pu, nous y sommes repartis, pour y vivre cette fois !
J. R. : Quand, quasiment vierge de toute culture s’y rapportant, on débarque ainsi dans cette île, comment a-t-on le sentiment de s’approcher de sa culture ?
R. L. : C’est très facile. D’abord il y a beaucoup de galeries ; peut-être parce que, comme l’a dit André Malraux, les Haïtiens sont un peuple de peintres. Nulle part au monde, il n’y a autant d’artistes. Bien sûr, tous ne sont pas géniaux, mais beaucoup sont très bons. J’ignore pourquoi ? Peut-être est-ce parce que, contrairement aux Départements d’Outre-Mer, il n’y a pas eu l’influence française qui a certainement tué la spontanéité des autres îles ; peut-être la puissance de leurs racines y est-elle plus forte qu’ailleurs, et plus ancrée en eux... ?
J. R. : Mais comment avez-vous eu le sentiment de pénétrer dans cette culture ?
R. L. : Comme je vous l’ai dit, nous sommes tombés immédiatement amoureux de l’art haïtien. J’ai commencé à acheter des œuvres.
J. R. : Pour vous ou pour votre galerie ?
R. L. : Pour nous ! Je n’avais pas de galerie, à cette époque-là. Je ne pouvais même pas imaginer au cours de cette visite qu’un jour j’en ouvrirais une ! J’ai acheté des tableaux pour notre collection. Les œuvres en France valent cher, à cause du coût de la vie, mais en Haïti, vous pouvez constituer une collection fantastique, avec des œuvres uniques au monde, pour des prix très modiques. C’est peut-être aussi la raison pour laquelle nous en avons tellement acheté.
Bien que les aimant passionnément, s’ils avaient été plus chers, nous n’aurions pas pu nous en procurer autant : car nous nous sommes bientôt retrouvés avec plus de deux-cents tableaux.
J. R. : C’est une collection, en effet !
R. L. : Nous les avons toujours gardés, tellement ils nous plaisaient. Quand nous avons décidé de faire le commerce de l’Art haïtien, nous en avons acheté d’autres ! Notre premier choix était trop personnel pour que nous envisagions de nous en séparer.
J. R. : Quelle est votre relation à l’exposition de la Halle Saint- Pierre ?
R. L. : Ma femme et moi avons prêté aux organisateurs une vingtaine d’œuvres. Et puis, les temps étant durs en ce moment en Haïti, à cause de l’arrêt du tourisme, j’ai développé un deuxième métier : j’ai créé une petite société d’emballage. Et c’est moi qui ai emballé toutes les œuvres pour les expédier ici. J’ai aussi aidé Philippe Chancel, le photographe envoyé par le musée, à rencontrer les artistes, les photographier ainsi que leurs œuvres. Je l’emmenais à travers l’île, prenais les rendez-vous, etc.
J. R. : Venons-en à l’exposition, intitulée “Haïti, anges et démons”, qui vient de commencer à la Halle Saint-Pierre. Elle propose, à l’évidence, plusieurs “tendances” : les artistes que l’on pourrait appeler les "classiques ”, Hector Hyppolite, Préfète Duffaut, Louisiane Saint- Fleurant, etc. Et puis d’autres qui sont plus détachés de leurs racines. Enfin deux dont la présence ici est plus que surprenante : Jean-Michel Basquiat et Hervé Télémaque. Pour vous qui vivez dans le même cadre de vie que la majorité de ces artistes, est-il facile de passer des "purs ”, à ceux dont le champ d’influences est plus diversifié ? En fait, le problème les concernant ne se pose-t-il pas exactement comme il s’est posé pour les créateurs d’Art brut ?
R. L. : Oui, et je pense que dans l’Art brut Haïtien, les artistes ont un marché très restreint. Il y a maintenant là-bas, comme je viens de le dire, beaucoup de galeries qui ont de plus en plus de mal à survivre, et la tendance serait plutôt d’essayer d’exporter les œuvres puisque les collectionneurs ne vont plus dans l’île. Alors, ces galeries se tournent trop souvent vers la facilité, vers des petits Naïfs faciles à écouler auprès des gens sur place, et des autres îles des Caraïbes.
Cette exposition me fait très plaisir, parce que les dernières années, les gens avaient tendance à penser qu’Art Haïtien est synonyme de tableaux dépeignant un marché, des champs de coton, des maisons brun-foncé, etc.
J. R. : il semble quand même qu’à l’origine, tel était le cas ; que c'était une façon de reproduire leur vie, parler de leurs problèmes...
R. L. : C’est vrai. Et je pense que cette expression est devenue célèbre grâce à André Breton. Il avait découvert Hector Hyppolite, alors que celui-ci était mort depuis longtemps. C’est lui qui a été à l’origine de l’autorité prise par cet art. Malheureusement, l’image est devenue stéréotypée. Chacun imagine tout de suite le marché, beaucoup de couleurs. Pour moi, ceci n’est pas la réalité de cet art. Et à cause de cette situation, les autres tendances sont trop souvent occultées. Seul, l’aspect traditionnel prévaut et intéresse en fait les collectionneurs. Beaucoup continuent d’acheter des tableaux d’avant 1960. C’est pourquoi l’avantage d’une exposition comme celle d’aujourd’hui à la Halle Saint-Pierre, outre le fait de montrer qu’il se passe quelque chose en Haïti, c’est d’aider ces artistes. Néanmoins, la plupart ont beaucoup de mal à vivre. Bien sûr, quelqu’un comme Edouard Duval-Carrié n’a pas besoin d’une telle exposition, il est dans les circuits d’Amérique latine, etc. Mais des artistes comme Richard Antilhomme ne sont pas connus, bien qu’on puisse les comparer avec le meilleur de l’Art brut. Et puis il y a des nouveaux, comme Gélin Buteau qui est peut-être plus naïf, mais qui est très malade. Ce sera bien que je rentre avec un catalogue leur prouvant que leur travail a été apprécié en France !
J. R. : Excusez-moi, je crains de n’avoir pas bien compris : vous venez de dire d’un ton un peu agacé que vue de l’extérieur, l’âme de l’Art haïtien, ce sont les champs de coton, la maison, etc. J’avoue humblement que je le pensais aussi. Si tel n’est pas le cas, qu’est donc l’âme de l’Art haïtien, en mettant de côté tout ce qui est mercantile ?
R. L. : Je pense à des artistes comme Antilhomme qui malheureusement souffre de la maladie de Parkinson, et dont la main gauche doit tenir la main droite pour qu’il puisse continuer de peindre : il est tellement content quand on lui achète un tableau, non pour sa valeur marchande, mais parce que l’on aime son œuvre... Pour moi ce sont ces artistes-là qui sont le cœur d’Haïti. Malheureusement, Haïti est désormais presque coupé du monde. Le Club Med a décidé, et c’est symptomatique, de fermer son centre là-bas, ce qui signifie beaucoup de difficultés pour les galeries : jusque-là, lorsqu’elles vendaient des tableaux moins authentiques aux touristes, elles avaient encore assez d’argent pour défendre les bons artistes.
J. R. : D’accord, mais vous n’avez pas vraiment répondu à ma question : qu’est-ce qui, selon vous, est l’âme de l’Art haïtien ?
R. L. : Toutes les œuvres authentiques. Les oiseaux, chaque chose qui représente véritablement la vie et l’imaginaire d’un artiste...
J. R. : Vous voulez dire le fait qu’il introduise une symbolique dans ses œuvres ? Mais alors, nous sommes revenus à la définition de l’Art vaudou ?
R. L. : C’est pourquoi je suis content que certains contemporains aient été inclus dans cette exposition ; pour bien montrer que tous peuvent cohabiter. On pense toujours à séparer les genres, mais la présence dans cette exposition d’artistes comme Mario Benjamin côtoyant des artistes très primitifs me semble très bénéfique. Quelqu’un de très primitif et quelqu’un de très intellectuel peuvent vivre ensemble, ils ne sont pas contradictoires.
J. R. : J’aimerais bien que vous nous fassiez un petit cours d’histoire de l’Art haïtien?
R. L. : L’Art haïtien a toujours existé, mais il était totalement inconnu. A l’époque coloniale, c’étaient des artistes français ou anglais qui faisaient des portraits de notables. Je crois que l’Art haïtien que nous voyons maintenant a dû débuter dans les années 40. Il a commencé vraiment lorsqu’un professeur américain lui-même artiste, puis son adjoint, sont arrivés. Ils ont ouvert une école pour donner des cours aux Haïtiens. Très soudainement, quelques artistes sont venus. Le premier était Philomé Aubin, qui a apporté un tableau. Les Américains étaient très étonnés ! Puis est venu Hector Hyppolite. Ils ont découvert d’autres artistes, dont l’un qui ne peignait jusqu’alors que des symboles vaudous sur les façades des maisons. J’ignore comment se sont passées les choses ? Les deux Américains leur ont-ils donné des matériaux, des toiles ? Toujours est-il que les artistes haïtiens ont commencé une série de tableaux qui semblent à l’origine de l’Art sur toile. Lorsque André Breton en a acheté plusieurs, il a prédit que ces tableaux allaient révolutionner l’histoire de l’art. Peut-être que ce sont-là des mots forts, mais c’était son idée.
Ces deux Américains ont vite été critiqués par les bourgeois haïtiens, parce qu’ils ont commencé à favoriser l’Art populaire, à acheter des tableaux. Vous savez, en Haïti, il existe une échelle sociale bien définie, la bourgeoisie et le peuple ; et ces deux classes ne se mélangent pas. Or, soudain, des étrangers achetaient des œuvres à des gens du peuple, découvraient de nombreux peintres, dont tout le monde ignorait l’existence : Hector Hyppolite qui peignait dans un style historique (il a ici plusieurs tableaux qui, malheureusement sont en très mauvais état, parce que le musée en Haïti est très humide, il n’y a pas d’argent pour restaurer les œuvres...) ; Préfète Duffault, qui a eu une vision de la Vierge, et l’a peinte très souvent, etc. Beaucoup peignaient des rêves. Un autre qui est peu connu en France, mais qui est très important, c’est Lafortune Félix, etc.
J. R. : Tout le monde a entendu parler de l’école du Saint-Soleil : Que savez-vous de cette scission, par rapport à l’Art vaudou ?
R. L. : Saint-Soleil a commencé par hasard : un artiste contemporain du nom de Tiga (il est également dans l’exposition) avait eu une opération au poumon, et il a dû monter vivre dans les montagnes. Il a là-bas distribué des toiles, des pinceaux, des couleurs, et tout le village a commencé à peindre. Il a aussi encouragé le théâtre, la musique, mais après toutes ces années, c’est la peinture qui a persisté, et des artistes de cette école sont devenus très connus, Prospère Pierre-Louis...
Je crois que ce qui a beaucoup aidé ce groupe, c’est la venue d’André Malraux. Lorsqu’il a vu tous ces tableaux, il a déclaré qu’un jour les artistes de Saint-Soleil seraient au Louvre, à côté de Mona Lisa ! Il était très impressionné par ce groupe de paysans. Ce que je trouve incroyable, c’est que certains sont restés très attachés à leur terre. Mais d’autres ont connu un très grand succès financier, par exemple Levoy Exil qui est à la fois maçon, paysan et analphabète : il se situait tout à fait au bas de l’échelle sociale. Mais, avec l’argent de ses tableaux, il a pu envoyer ses enfants à l’école, de sorte que deux d’entre eux sont docteurs ! C’est une ascension tout à fait inhabituelle dans l’île !
J. R. : Je voudrais maintenant que vous nous parliez plus spécialement de l’artiste qui a réalisé cette chambre en perles, ces vierges et ces oriflammes...
R. L. : Je ne la connais pas bien, elle n’est pas haïtienne, elle est américaine. Elle est venue en Haïti, et elle a été influencée par les drapeaux vaudous. Comme beaucoup d’artistes américains, elle a vu travailler les gens, et à partir de leur exemple, elle a reproduit chez elle des motifs plus contemporains.
Je n’ai jamais vu son travail en Haïti. Elle expose aux Etats-Unis. Bien sûr, cette exposition est supposée être composée d’artistes haïtiens, mais il y a quelques Américains comme elle, et un photographe marocain qui a fait des photos sublimes de gens en transe. Et, pour reprendre notre conversation d’hier soir, où vous m’avez dit être étonnée de la présence de Basquiat et Télémaque dans l’exposition, moi je pense que c’est une bonne idée. Peut-être Basquiat n’est-il jamais allé en Haïti, mais sa mère est haïtienne, et son père portoricain. Mais même si son art n’est pas typiquement haïtien...
J. R. : C’est le moins qu’on puisse dire...
R. L. : Il a incorporé dans certains tableaux le mot “vaudou” ; et le tableau qui est sur l’affiche s’intitule “Grigris ”. Je pense que par sa mère, il a hérité de sa culture. Aux Etats-Unis, à Brooklyn, l’influence haïtienne reste très vive ; on y voit fréquemment des combats de coqs, etc.
J. R. : Peut-être avez-vous raison ? Mais il doit bien y avoir de par le monde des centaines d’artistes avec un père ou une mère haïtiens : je reste tout de même persuadée que si Basquiat et Télémaque n’étaient pas aussi célèbres, vu l’absence d’exemplarité de leurs œuvres respectives, personne ne les aurait invités dans cette exposition. Je suis habituellement une inconditionnelle des manifestations organisées dans ce musée, mais en l’occurrence, j’émets des réserves sur l’authenticité de certains participants...
R. L. : Je pense très sérieusement qu’il est plus important de montrer dans l’exposition Basquiat que Télémaque. Ce dernier ne traite en effet pas beaucoup de thèmes haïtiens. Il ne vient pratiquement jamais en Haïti, il est coupé de ses racines. Basquiat est peut-être plus influencé qu’on l’imagine par l’art vaudou ? Peut-être y a-t-il des esprits qui l’obsèdent ?
J. R. : Sur ce plan-là, je vous trouve bien généreux !
R. L. : Tout de même, je suis persuadé que pour le catalogue, il est important que Basquiat y figure... Par contre, même si je trouve sa présence excellente, je crois que je ne l’aurais pas mis sur l’affiche, puisque cette exposition est supposée être consacrée à Haïti ; qu’il aurait été préférable de mettre un artiste authentiquement haïtien, plutôt que quelqu’un dont on se demande s’il l’est ou non!
J.R. : Comment imaginez-vois l'évolution de l'Art haïtien, dans les années à venir ?
R.L. : C'est une grave question ! Je répète qu'actuellement, Haïti est coupé du reste du monde. Mais de nombreuses galeries aux Etats-Unis vendent pourtant de l'Art haïtien. Et le paradoxe de cette situation, c’est que la plupart des artistes haïtiens n’ont pas accès à Internet, mais que leurs œuvres s’y trouvent ! Pourtant, des artistes comme Mario Benjamin me semblent prêts à assurer la relève. Cet artiste est non pas un primitif, mais résolument contemporain. Peut- être est-ce pour cette raison qu’en Haïti, les gens n’aiment pas son travail. Pourtant, il a déjà participé à trois biennales, celle de Sao Paulo, en particulier. Mais chaque fois, il est frustré, parce que les organisateurs de ces biennales ne veulent plus de tableaux, ils veulent des installations, des boîtes, etc. En Haïti, seuls ses amis achètent ses tableaux. Bien qu’adulte depuis longtemps, il vit avec sa mère parce qu’il lui est impossible de payer un loyer ! Et il a dû vendre plusieurs tableaux pour payer son voyage afin de venir ici ! Sa situation n’est pas unique. La plupart des artistes contemporains en Haïti sont comme lui, parce qu’il n’y a pas de marché d’Art contemporain dans l’île, les étrangers ont tous en tête l’image stéréotypée de l’Art brut ! Peut-être, par ailleurs, est-ce plus difficile de vivre chichement, pour ces jeunes que pour les Primitifs habitués à vivre très simplement, se contentant d’une petite maison et d’un champ !
J. R. : Vous parliez tout à l’heure de l’influence qu’ont des artistes haïtiens sur des Américains. L'inverse est-il vrai ?
R. L. : Je ne crois pas. A cause de l’isolement d’Haïti. Peut-être malgré tout, avons-nous désormais moins d’art authentique que celui d’Hector Hyppolite, ou Gélin Buteau... Ceux-là ont créé à une époque où il n’y avait ni livres, ni télévision. Par contre, la nouvelle génération n’a toujours pas accès aux musées ni aux livres, mais elle a accès à la télévision. L’art de cette génération reste néanmoins imprégné de sa culture ; même si pour réaliser certaines œuvres, certains jeunes, certains prêtres ramassent des bouteilles de Coca-cola, des poupées Barbie, des jouets de plastique, toutes sortes d’objets très kitsch, qui n’ont rien à voir avec le vaudou : du moment qu’ils l’offrent aux esprits, ils sont sacrés ! Cela m’amuse beaucoup, mais pour eux, c’est très sérieux !
Peut-être peut-on dire que ces méthodes tiennent à des influences extérieures. Mais il n’y a aucune volonté consciente d’imiter les artistes étrangers !
J. R. : Je vous poserai maintenant une question rituelle : Je vous connais peu, je peux donc avoir oublié d’évoquer un problème que vous jugeriez essentiel : Quelle question auriez-vous aimé entendre ?
R. L. : Peut-être si cette exposition est bonne ? Et ma réponse est oui. Vous savez, il y a souvent de par le monde, de très mauvaises expositions d’Art haïtien, qui donnent une image déplorable de cet art ! Par exemple, j’ai été très choqué par l’exposition qui a eu lieu à la Grande Arche de la Défense et qui était vraiment ridicule ! Ici, même si quelques réserves peuvent être faites, je pense qu’ils ont fait un bon choix d’artistes, une sélection significative. Bien sûr, certaines choses sont meilleures que d’autres ; certains artistes sont absents et c’est fâcheux, mais dans l’ensemble le choix est excellent. J’espère que les gens vont apprécier cet art, peut- être aller visiter Haïti en dépit des problèmes actuels ? Cela me rendrait beaucoup d’espoir !
J. R. : Vous pensez que les responsables de ces mauvaises expositions que vous évoquez, les organisent par un phénomène de mode ?
R. L. : Je pense que la plupart des gens ne se préoccupent que d’argent ; et ils achètent n’importe quoi ; ou parfois, ils procèdent ainsi uniquement par paresse ; ou encore parce que dans leur C.V., faire figurer une exposition haïtienne est quelque chose de gratifiant !
Cela me met très en colère, parce que beaucoup de choses sont en jeu : la réputation d’Haïti, celle des artistes, et si les gens bâclent en une semaine leurs achats pour une exposition, il est impossible, même compte tenu du grand nombre d’artistes, de ne rapporter que de bonnes œuvres. C’est comme si vous alliez en Yougoslavie pour acheter des peintures d’Art naïf populaire, et que vous rapportiez n’importe quoi !
J. R. : Et pour terminer sur une note d’humour : Vous qui vivez si loin dans votre île d’adoption, comment connaissez-vous Cérès Franco qui nous a présentés hier ?
R. L. : Je n’oserais pas dire qu’elle est comme une mère pour moi, vu que la différence d’âge n’est pas si grande. Mais quand je venais naguère à Paris, même si je n’étais de passage que pour une journée, le seul endroit où j’allais obligatoirement, c’était dans sa galerie de L’Oeil-de-Boeuf, rue Quincampoix. J’aimais beaucoup l’esprit de ce lieu. Et j’aimais beaucoup ce qu’elle y présentait. Ce n’était pas toujours de l’Art brut ; c’était un mélange d’arts difficiles. J’ai toujours considéré qu’elle assumait une galerie d’avant-garde. C’était, pour moi, alors que souvent je ne savais pas où aller, la seule adresse à Paris où j’étais sûr d’être agréablement surpris ! Je lui ai acheté par exemple des œuvres du Tunisien Jaber. Et je suis content, parce que ce que je vois de lui maintenant est souvent très commercial ; alors que ce que j’ai dans ma collection est de grande valeur ! Cérès Franco avait vraiment “un œil” ; et je suis sûr que si un artiste lui apportait des œuvres médiocres, elle avait l’honnêteté de les refuser ! Bien sûr, son espace était petit, ce qui l’obligeait à être sélective. Mais chaque œuvre qu’elle avait dans sa galerie était un chef-d'œuvre ! J’espère aller un jour visiter son musée !
Entretien réalisé le 21 mars 2000 à la Halle Saint-Pierre.
Pendant que se déroulait à la Halle Saint-Pierre l’exposition évoquée ci-dessus, l’APAM (Association pour la Promotion des Arts du Monde) présentait en banlieue et à Paris deux expositions d’art haïtien, dont le produit sera reversé à un collège et une école de Port-au- Prince, parrainés par cette association.