FRANÇAIS KAKEIENS, LEVEZ VOS VERRES !

ou LE PETIT MONDE DES CAFES DANS L'UNIVERS DE KAKEI, Peintre

***** 

     Kakei vit en France depuis dix-huit ans. Pour autant, il ne connaît que quelques rares mots de français. Il est japonais, mais à part le fait que ses personnages ont –peut-être- les yeux un peu trop petits, il est impossible, à travers eux, de deviner ses origines. 

 

         De ce déracinement sans la compensation de racines nouvelles, est née une oeuvre forte, têtue, académique certes, mais attachante ; une oeuvre humoristique à force de sérieux ; une création qu'illustrerait parfaitement ce titre de Maurice Roche : "Je ne vais pas bien, mais il faut que j'y aille''...

           Et pour les personnages de Kakei, il semble bien qu'ils voudraient "y aller", mais qu'ils ne peuvent trouver l'énergie de se mouvoir. Ils sont là, tels les anti-héros de Beckett, "Attendant...". Cette atmosphère d'attente envahit, dès l'entrée, le visiteur, "cerné" par quatre murs couverts de regards d'où sourd une profonde tristesse : personnages désoeuvrés, fronts butés, traits boursouflés, bouches boudeuses, nez raides, vêtements démodés ; femmes sans coquetterie, aux gros seins, aux visages mal fardés, à la chevelure courte, plate ; hommes gras, aux mentons saillants et cheveux ras ; des hommes et des femmes dont les yeux vagues, fixes, ne suivent jamais le mouvement des mains, ne se regardent jamais les uns les autres : des "gens" "entre deux âges", subissant passivement le poids de la vie !

 

"Homard et femme"
"Homard et femme"

          Mais où donc Kakei a-t-il, en 1994, déniché pareil archétype ? Il affirme côtoyer quotidienne¬ment dans les cafés de son quartier, les acteurs de son microcosme. Ils sont là, autour de lui -qui ne peut leur parler-, assis sur la moleskine rouge ; ou debout un torchon à la main, tirant du vin au tonnelet, en train de servir ces improbables clients ! Et lui, resté parmi eux pendant des heures, tout petit, tout menu, étranger, sans jugement pour ces êtres banals, témoigne ensuite de leur existence par sa peinture. Pas la moindre philosophie dans sa démarche, seule¬ment un constat : des toiles à voir comme des plans fixes prélevés dans un film qui se déroule¬rait au ralenti. Il montre : au spectateur d'échafauder une histoire, d'animer les protagonistes...

          Grâce à une technique consommée, Kakei a l'art de peaufiner ce descriptif : la conception intemporelle de ses oeuvres est néanmoins très classique : les personnages sont placés à l'avant de la "scène", tandis qu'en arrière-plan, par la fenêtre du café, le spectateur aperçoit des toits, des maisons, des monuments bien "français".

          Et, jusqu'au fond de leur décolleté, sur les gros bras ou les cuisses énormes de ses femmes, l'artiste a passé et repassé son pinceau chargé de peinture mate ou de matières vernies, jusqu'à ce que les jeux d'ombres et de lumières fassent suinter la graisse, rebondir une hanche, tressauter un bourrelet ! Par à-plats bien maîtrisés, il fait jouer dans les verres les nuances purpurines du vin...

 

Il y a une sorte de jubilation gloutonne dans la façon dont la brosse du peintre détermine les rondeurs, les laideurs, les mélancolies de ses créatures. Et le résultat est spectaculaire ! La description -car c’est bien de description qu'il s'agit- est aussi précise, aussi vivide qu'un texte de Balzac !

Déjà connu au Japon, Kakei va certainement, pour sa première exposition à Paris, frapper un grand coup ! Lorsque les spectateurs français vont aller se regarder sur les cimaises de la galerie Nichido, nul doute qu'ils vont s'écrier : "Où est passée la délicate palette des estampeurs nippons ?... Et sommes-nous si laids ?"

Jeanine RIVAIS

 

 

 

 

 

 

 

CE TEXTE A ETE ECRIT EN 1994, ET PUBLIE DANS LE N° 41 DE FEVRIER-MARS 1995  DE LA REVUE IDEART.

"Croissant"
"Croissant"