Jeanine Rivais : Natta Konicheva , parlez-nous de votre carrière d'artiste.
Natta Konicheva : Je suis née à Moscou en 1935. J’ai étudié à l’Institut de Polygraphie des Arts Décoratifs, dans la section de peintre-illustrateur. Mais très vite, j’ai renoncé à cette orientation qui ne me convenait pas du tout. Sans être une enfant prodige, je peins depuis fort longtemps, j’étudie le travail des Anciens, je vais au Louvre chaque jour depuis que je suis à Paris.
J. R.: Votre travail figure maintenant dans toutes les grandes maisons bourgeoises de Moscou : Comment vous situez-vous par rapport à l'art russe ? à l'Art soviétique ? Comment avez-vous vécu le Réalisme socialiste, puisque votre création se situait en marge de l'idéologie dominante ?
N.K.: J’ignore ce qu’est le Réalisme socialiste. Je ne distingue aucune tendance, je ne considère que l’art et le temps ! J’admire profondément Hogarth et mes ouvriers sont comme les siens. Dans le contexte que vous évoquez, déniant à quiconque toute influence sur mon art, j’ai accepté le fait qu’il m’était interdit d’exposer. Certes, des gens s’intéressaient à mes toiles, et elles n’étaient pas chères, mais le cercle de mes collectionneurs était forcément restreint, quatre expositions prévues ayant été interdites !
J.R. Donc, vous étiez "repérée"! Mais avez-vous jamais vécu les brimades supportées par des artistes comme Tselkov, par exemple, qui vit désormais en France et dont les œuvres ont été pilonnées dans les jardins de Moscou (¹)?
NK: Non. Je n’ai pas pris part aux fameuses expositions dites “des bulldozers”. Je n’étais d’ailleurs pas au courant de l’existence de la première exposition. En outre, je venais -après des années d’attente- d’être admise à l’Union des Peintres de Moscou : c’était très important pour moi ! Par contre, une de mes toiles a été présentée sous un faux nom à la deuxième manifestation de ce type : Gardeiev, mon compagnon de l’époque qui, lui, n’avait pas peur, l’a exposée avec les siennes !
J.R.: Dans toutes vos œuvres, vous suivez, me semble-t-il, la démarche suivante : vous partez d'un personnage réel, vous le faites "ressemblant". Puis, très vite, vous quittez l'anecdote vivante et devenez fictionnelle.
N.K.: En effet, j’ai besoin de partir de la réalité, du “reportage”. Ensuite, je fais confiance à mon intuition, à ma nature profonde. Parfois, cela m’emmène vers des choses un peu folles, délirantes même !
J.R.: Néanmoins, sont toujours présentes dans vos toiles, l'antithèse vie/mort et la dérision provoquée comme chez Ensor, par l'emploi de masques, etc...
N.K.: Peut-être n’ai-je pas assez de talent pour aller au fond de mes désirs. Beaucoup de choses semblent en suspens, restent inachevées, comme au-dessus de mes forces; j’ai la certitude de ne pouvoir jamais réaliser une œuvre aussi puissante que celles de Courbet ou Delacroix.
Quant aux masques, ils couvrent les visages de tous les personnages d’Ensor. Seuls, quelques-uns des miens se dissimulent derrière, lorsque je veux créer un “effet”!
J.R.: Diriez-vous alors que vous vous attachez à la réalité, mais renoncez au réalisme, en introduisant dans vos toiles beaucoup d'imaginaire?
N.K.: Peut-être! Lorsque je vois les tapisseries de la Dame à la Licorne, je suis très admirative. Si je veux la reproduire, j’ignore comment traduire sa grande beauté, j’ai oublié des détails, alors je les recrée dans mon style: La Dame à la Licorne devient, tel un personnage littéraire, une sorte de symbole au même titre que la Tour Eiffel, Cléopâtre ou le Roi David ! En somme, je mélange les éléments réalistes que j'appelle mes “reportages”, à des détails oniriques, des personnages de contes, des éléments merveilleux, comme procédait Chagall.
J.R.: Vous peignez toujours à l'huile, sur des toiles à trame épaisse. Par contre, vous ne semblez pas avoir de formats préférentiels ; mais sur les petits tableaux, vos personnages sont grands, tandis que sur les grandes toiles, vous les peignez petits, et les multipliez...
N.K.: Je préfère nettement les grandes toiles, et malgré cela, j’ai toujours le sentiment de manquer d’air, d’espace !
J’aime en effet le principe d’accumulation; installer autour de mon personnage central tous les symboles qui ont traversé ma vie récemment, ou me sont revenus du passé, les objets qui figurent dans mon atelier, etc...
J.R.: Vous procédez en fait comme un brocanteur qui emplit son magasin de bibelots, afin d'éveiller la curiosité du visiteur, lui donner le plaisir de flâner...
N.K.: J’aime en effet beaucoup fouiner dans les marchés aux puces. Et tout ce que j’y trouve est ensuite pendu sur les murs de mon atelier. C’est ce que j’introduis sur mes toiles, ce grouillement, cette vie qui m’entoure.
J.R.: Revenons à votre personnage central. Il représente toujours une personne de votre entourage. Quelle définition donnez-vous de vos portraits ?
N.K.: Ces dernières années, j’ai réalisé de très nombreux portraits de Moscovites. On me considère là- bas comme “le maître du portrait de famille”. Mais je n’ai rien à voir avec les dessins réalisés sur l’Arbat ou sur la Place du tertre !
Je peins les gens dans leur “milieu”. J’ajoute à leur cadre familial, mon monde personnel. Et j’improvise : la plupart du temps, leurs vêtements sont inintéressants, je les vêts de robes ou de tuniques moyenâgeuses, de plaids ou de costumes qui leur sont étrangers. J'ajoute une tête dans un panier, la Pompadour ou Salomé... Je procède comme le Petit Poucet, je pose mes cailloux blancs: c’est ma façon de créer le mouvement dans mes œuvres, de passer d’une scène statique et conventionnelle parmi les membres d’une famille, à une scène de carnaval ou à la diversité colorée d’un marché persan. Je me dis que c’est de l’idiotisme, mais je ne peux m’en empêcher!
J.R.: Pour conclure, chacune de vos œuvres vous permet finalement de vagabonder à votre gré dans un monde entièrement recréé. Néanmoins, il apparaît qu'une fois le tableau parfaitement équilibré, le mouvement, le grouillement de vie omniprésents, quelque chose vous tracasse, vous laisse insatisfaite : est-ce l'absence de rapport entre ces éléments hétéroclites ?
N.K.: Ce qui me manque, en effet, c’est le lien entre tous les symboles. J’y travaille parfois pendant des semaines sans parvenir à l’établir. Je résous le problème sur un petit coin du tableau, jamais sur la scène entière, de sorte que dans mon esprit, aucune de mes œuvres n’est jamais achevée! J’essaie d’y traduire ma vision des lieux que je traverse, d’être un élément et un témoin de ces lieux aussi naturellement que la Parisienne debout au fil de mes voyages. Je cherche, je m’acharne, espérant toujours parvenir à relier rêve et réalité en une union qui me permettrait enfin d’accomplir “mon” chef-d’œuvre !
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(¹) Lorsque Tselkov obtint enfin le droit d’émigrer en France avec sa famille, il n’eut le droit (bien que ses œuvres aient été mises au pilon !) d’emporter avec lui aucune des toiles restantes ! Il n’eut le droit d’emporter que des gravures... reproduites à l’envers pour bien prouver qu’il s’agissait de multiples et non d’œuvres uniques !
(²) Ce dialogue a été traduit par René Guerra, fondateur avec son frère Alain Guerra, de l’atelier franco-russe de Berre-Les-Alpes (Alpes Maritimes).
(1) Les œuvres de Natta Konicheva sont visibles en permanence à l’atelier franco-russe (hors- saison, téléphoner à Alain Guerra au 16- 93- 98- 25- 63 et sur rendez-vous chez René Guerra, à Issy-les- Moulineaux Téléphone: 46 45 19 67 ou 46 62 00 93.
CET ENTRETIEN A ETE REALISE A L'ATELIER FRANCO-RUSSE D'ISSY-LES-MOULINEAUX EN 1995 ; ET PUBLIE DANS LE N° 15 DE JUILLET-SEPTEMBRE 1995 DE FEMMES ARTISTES INTERNATIONAL.