Cette exposition est organisée au Lycée Technique Joseph Fourier d’AUXERRE, sous le titre "Art contemporain hors-normes". L’instigateur en est André Jolly, professeur de portugais, passionné de civilisation afro-brésilienne, de recherches ethnologiques, bref de cultures “autres". Cette manifestation propose les oeuvres de 4 artistes : Mickaël BETHE-SELASSIE, Reinaldo ECKENBERGER, Simone LE CARRE-GALIMARD et Blanche TEJADA. Elle a pour but de présenter à des élèves qui n’en ont pas l’habitude, des oeuvres de qualité. A partir de ce critère, elle se doit d’élargir son propos, accueillir un public venu de l’extérieur, parce que s ’intéressant à ces formes de création.
Cet entretien a été réalisé à bâtons rompus avec 4 filles (Adeline, Aurore, Marie-Christine et Rachel, et 1 garçon qui, arrivé quelques minutes plus tard, a oublié de donner son prénom). (Fille : F. ; Garçon : G ; Jeanine Rivais : J.R.)
J. R. : Bonjour. Dans quelles classes étudiez-vous ?
F. : Nous sommes en seconde technique, mais nous ne faisons pas tous les mêmes options. Les uns font U.F.P., les autres U.S.S.
J. R. : Avez-vous l'habitude de visiter des expositions ? Si oui, lesquelles ?
F. : De temps en temps. Des expositions de photos, parfois des peintures.
J. R. : Quelles sortes de peintures ?
F : Des tableaux connus, comme ceux de Picasso ou de Monet.
J. R. : (au garçon) ; Et vous ?
G : Ah non ! Moi, jamais !
J. R. : Pouvez-vous me dire comment est née cette exposition ? (Silence). Alors, comment l'avez-vous découverte ? Vos professeurs vous ont-ils emmenés, ou envoyés la voir ?
Tous : Non, nous sommes venus séparément.
J. R. : Quand vous 1'avez visitée, comme nous commençons à le faire maintenant, qu'avez-vous ressenti, face aux oeuvres de Simone Le Carré-Galimard ?
F.: De l’étonnement, à cause de cette idée d’utiliser des matériaux de recyclage ! Je trouve que ça change, donc c’est bien !
G : Je me demande si c’est de l'art ?
J. R. : Qu'entendez-vous par "ça change” ?
F. : D’habitude ce sont des toiles, mais là, ce sont des matériaux de récupération !
J. R. : Je vous rassure, c'est bien de 1'art ! Mais, en dehors du matériau, qu’est-ce qui fait la différence entre cette forme d’art et les oeuvres de Picasso ou de Monet ?
F. : Ce sont des poupées ! Et les oeuvres sont en relief ! Ce ne sont pas des personnages réels...
J. R. : Mais certaines oeuvres de Picasso ressemblent à des poupées, d'autres sont en relief...
F. : Oui, mais ici, ce ne sont pas des tableaux ! Et ces artistes ne sont pas célèbres !
J. R. : Parce qu'ils sont des contemporains et créent hors des circuits officiels ! En 1907, Picasso non plus n’était pas célèbre, lorsqu il a présenté "Les Demoiselles d’Avignon" !
Je vais donc venir à votre secours : La différence, c est que ces quatre artistes n’ont reçu aucune formation ; ils ne sont pas passés par des écoles d'art ; et n'avaient à 1'origine aucune culture picturale. Celle qu'ils manifestent ici, ils l’ont acquise en réalisant leurs oeuvres et en côtoyant d autres créateurs. Ils appartiennent à une catégorie de créateurs que l'on appelle "Singuliers" , ou "Hors-les-normes”. Et ce mot lui-même dérive des créations asilaires pour lesquelles Jean Dubuffet avait créé 1'expression "Art brut" .
On a dû vous parler de 1 histoire de tout cet art marginal ?
Tous : Non, jamais !
J. R. : Bien sûr, en cinquate ans, 1'expression a évolué et est désormais appliquée dans ses deux variantes à des gens qui créent hors de toutes les règles picturales classiques !
A partir de là, comment ressentez-vous cette création ?
F. : Ils ont beaucoup d’imagination, d’originalité ; leur travail est créatif : ils savent choisir leurs couleurs, organiser leurs matériaux.
F. : Les formes sont belles, et grâce à ces accumulations, la représentation obtenue avec les objets est proche du corps humain...
F. : Moi je crois que cette artiste a voulu transmettre un message, mais je ne sais pas le décoder : elle a mis ici quatre personnages entiers ; ailleurs elle ne met que des têtes, je ne comprends pas trop pourquoi ?
J. R. : Je ne crois pas qu’elle ait voulu mettre un message à 1'usage des autres.
Mais c'est plutôt une façon ludique de passer son temps : en effet, elle racontait souvent que ses parents appartenaient à la secte des Anabaptistes, à qui est interdite toute joie. Enfant, elle n'a donc jamais eu de jouets. A sept ans, elle a commencé à s'en fabriquer. A fin de sa vie, elle montrait encore des pommes de pins ramassées à cette époque.
C’est elle qui a créé le mot "accumulations" pour évoquer le procédé qui consistait à placer côte à côte les objets qu'elle trouvait.
Puisque vous semblez apprécier son travail, et l’avoir bien regardé, vous pouvez constater qu'elle n'a pas placé ces objets n'importe comment : comment diriez-vous qu’elle a procédé ?
Elle n’a pris que des objets vieux. Elle a voulu montrer qu’avec des objets simples, elle pouvait faire quelque chose de joli.
F : Elle a donc essayé de refaire avec ces vieux objets, un jouet qui lui était propre !
J. R. : Votre expression est tout à fait juste, car à quatre-vingts ans, elle disait : "J’ai l’impression que c’est maintenant que je joue à la poupée" !
Est -ce que vous, vous auriez idée de ramasser des objets pour en créer d’autres ?
G. : Moi oui, mais je n’aurais jamais pensé à faire comme elle, à prendre des objets cassés, morts, rien que pour faire quelque chose de joli !
Moi je ramasse des objets ; et s’ils sont cassés, je les répare pour m’en servir après.
F. : Il m’arrive de récupérer des objets, en particulier des couvercles de petites bouteilles ; mais juste pour les coller sur mon sac, afin de le décorer ! Ma correspondante allemande faisait cela. J’ai trouvé que c’était une bonne idée, originale, et j’ai fait comme elle !
J. R. : Passons maintenant à Renaldo Eckcnberger. Lui aussi, crée des poupées ! Qu’en pensez-vous ?
F. : Elles sont tristes, méchantes. La bouche est pincée. Et elles ont toujours un petit quelqu’un avec elles !
J. R. : Mais qui est "ce petit quelqu’un” ?
G. : Un enfant. C’est peut-être leur enfant?
J. R. : En effet, sur toutes ses poupées, On retrouve le même personnage féminin, à la bouche pincée, autoritaire... Vous l'avez bien observée, car c'est là le trait typique de toute cette oeuvre !
F. : Elles sont faites de morceaux de tissus, et il les a salis !
J. R. : Pourquoi, à votre avis ?
F. : Peut-être pour les montrer pauvres ?
F. : Non ! Non ! il a choisi des tissus de couleurs vives ! Et il a employé beaucoup de maquillage !
F.: Et elles ont des bijoux !
G. : Et puis aussi, je trouve qu’elles ont toujours un oeil noir, avec un gros cerne dessous, comme si quelqu’un les avait tapées !
J. R. : Je crois que vous êtes sur la bonne voie. Il les salit comme pour les dégrader, les abaisser. Il est toujours dans une relation de violence par rapport à cette femme ; de 1'enfant par rapport à la mère ; comme s'il voulait se venger ; montrer que même si elle est autoritaire et possessive, il a le droit de prendre sa liberté, de lui échapper.
F. : Moi j avais bien remarqué qu'elles le tiennent toujours contre elles ! Elles le serrent comme si elles voulaient l'étouffer !
F. : La première fois que je les ai vues, j’ai trouvé ces poupées bizarres, un peu caricaturales !
J. R. : Je vous dis à tous bravo ; parce que, tout seuls, face à des oeuvres dont personne ne vous a parlé, vous avez trouvé l’essentiel de cette création !
J'ajouterai que Renaldo Eckenberger est sud-américain. Qu'il y a dans ses poupées la même extravagance que dans les costumes carnavalesques ou ressortis pour les grandes fêtes religieuses ; avec chaque fois, derrière l’idée de la fête, l’idée de la violence et de la mort !
Passons maintenant à Michaël Bethc-Sélassié qui présente ici des totems et des bas-reliefs. Qu’en pensez-vous ?
F. : L’artiste est sans doute plus jeune, parce que son travail est plus gai ! Les personnages font des sourires !
F. : Il y a toujours plein de monde ! ils ont l'air de rigoler ! ils sont placés comme si on allait les prendre en photo ! Droits et bien serrés ! ils regardent tous au même endroit. ils nous regardent, en fait !
J. R. : Et ce totem, comment le décririez-vous ?
Vous connaissez le rôle protecteur du totem, placé à l'entrée du village, symbole des dieux qui en protègent les habitants ?
G. : Moi je croyais que c’était pour prévenir les gens s’il y avait un danger !
F. : Là encore, il a peint des personnes, du haut en bas, de tous les côtés !
J. R. : On pourrait, en effet, dire que c’est un "totem-ville” : Vous ne trouverez jamais, dans les oeuvres de Bethe-Sélassié, un personnage seul. Il sculpte ou peint toujours le personnage dans le personnage... En outre, il laisse des ouvertures ou des recoins d’ombre parce que, dit-il , "L’homme doit toujours pouvoir entrer dans le monde..."
Pourquoi dites -vous que scs personnages sont "gais” ? En fait, ses couleurs ne sont pas plus vives que celles de Simone Le Carré- Galimard !
F.: ils ouvrent la bouche comme s’ils étaient en train de chanter !
F. : Les pommettes des visages ne sont pas tirées. Ils ont l’air à l’aise.
G. : ils sont serrés les uns contre les autres. Je pense qu’ils doivent se sentir bien ensemble !
F. : Moi je dirais plutôt qu’ils ont peur, et qu’ils ont besoin de se sentir avec quelqu’un !
J. R. : Vous voilà donc placés à deux pôles opposés ! Face aux mêmes personnages, l’un ressent une impression de bien-être, l'autre de peur !
F. : Moi je crois vraiment qu’ils s’agrippent les uns aux autres...
J. R. : Cela vous montre au moins que lorsqu’une oeuvre est forte, elle s’impose à tout le monde. Et qu'elle est toujours perçue de façon très subjective : connaissez-vous ce mot ?
F. : Cela dépend de nous ! De notre humeur !
F. : Plus je les regarde, plus je sens qu’ils sont apeurés !
J. R. : Je ne peux pas vous donner de réponse. Je ne suis même pas sûre que l’artiste voudrait ou pourrait prendre position ! Nous dirons donc qu'ils ont de grands yeux, ouverts sur la vie !
Mais nous voilà au milieu de la salle, avec toutes les oeuvres autour de nous. Je vous demande si quelque chose ne vous frappe pas, à propos de ces quatre créations ?
F. : Si, les nez ! Ils sont toujours très gros, écrasés. On dirait de gros légumes !
J. R. : Mais nous avons déjà parlé de psychologie ! Ne pensez-vous pas à autre chose ? Des gros nez pendants !... (Silence)
Pour moi, ce sont des nez-sexes ! Sur toutes les oeuvres et en particulier sur celles d’Eckenberger, ils partent carrément de l'espace creux entre les yeux et vont jusqu’à la bouche !
G : Je n’aurais jamais pensé à cela ! Je n’ai pas l’esprit mal placé !
J. R. : Voilà un garçon sain S.A.I.N. ! Capable de résister aux suggestions érotiques de Reinaldo Eckenberger !
Et nous en arrivons à Blanche Tejada, la seule que je ne connaissais pas. Je viens de découvrir son travail juste avant votre arrivée! Elle propose des dessins et des peintures. Que pensez-vous de son travail ?
F. : Les personnages sont tout en longueur et les couleurs sont tristes.
F. : Ces dessins me font penser à des dessins d’enfants !
J. R. : En effet, je la situerai à la frontière de l'Art brut pour les raisons que vous avez données, et de l’Art naïf surtout parce qu'elle se préoccupe de son quotidien, de son entourage immédiat.
F. : Les personnages sont fondus dans le décor.
F. : On ne voit que les têtes, comme si elles étaient perdues dans une espèce de mur d’écorces !
F- : Les personnages ont sans doute peur. Ils sont comme le passe-murailles qui s’est fait coincer dans un mur !
F. : L’artiste leur a donné un aspect humain. Il y en a un qui ressemble à Hitler ; un autre qui a le visage tout déformé, comme s’il avait eu un accident !
J. R. : Passons à ses marionnettes dessinées à l'encre de Chine, au pinceau sur papier glacé.
F. : On ne dirait pas des jouets que l’on manipule. On dirait des personnes qui sont pendues. Et qui se balancent au vent.
F. : Les oeuvres de cette dame donnent une impression de grande angoisse !
G.: Les autres sont un peu plus gaies, parce qu’elle a mélangé les couleurs avec du rouge. Et puis, sur un des tableaux, elle a mis un ciel !
F. : Et les personnages sont entiers, même si le mendiant qui est assis devant laisse supposer qu’ils sont malheureux !
J. R. : Qu'évoque pour vous le ciel ?
F. : Un coin de liberté. L’idée qu’ils peuvent se sortir de leur misère.
CET ENTRETIEN A ETE REALISE EN 1992.
VOIR AUSSI :
BETHE-SELASSIE MICKAËL : TEXTE DE JEANINE RIVAIS : "CIRCUMNAVIGATIONS ET ETHNOLOGIE CHEZ MICHAËL BETHE-SELASSIE" : http://jeaninerivais.jimdo.com/ Rubrique RETOUR (s) SUR UN QUART DE SIECLE D'ECRITURE (s).
ECKENBERGER RONALDO : TEXTE DE JEANINE RIVAIS : "POUPEES DE CHIFFONS : LES CREATURES DE REINALDO ECKENBERGER". http://jeaninerivais.jimdo.com/ Rubrique ART SINGULIER..
LE CARRE-GALIMARD SIMONE : ENTRETIEN AVEC JEANINE RIVAIS : "QUAND LES POUPEES DE SIMONE LE CARRE-GALIMARD SE DONNENT LA MAIN" : FEMMES ARTISTES INTERNATIONAL N° 17 de JANVIER 1996.
Et aussi : http://jeaninerivais.jimdo.com/ Rubrique ART BRUT
TEJADA BLANCHE : TEXTE DE JEANINE RIVAIS : "BLANCHE TEJADA AUX MILLE FACETTES" : IDEART N° 61 DE FEVRIER/MAI 1999.
Et http://jeaninerivais.jimdo.com/ Rubrique RETOUR sur PRAZ-SUR-ARLY 1999.
Et aussi : http://jeaninerivais.jimdo.com/ Rubrique RETOUR(S) SUR UN QUART DE SIECLE D'ECRITURE(S).