"Ce texte a été écrit à l'occasion de l'exposition de Cérès Franco à Bures-sur-Yvette, au printemps 1999, où elle présentait plusieurs œuvres de Stani Nitkowski. Mais les notes avaient été recueillies lors de l'exposition bouleversante qui avait eu lieu à la galerie des Filles du Calvaire.
Ce texte semblait avoir beaucoup touché Stani Nitkowski qui m'avait longuement téléphoné ; pleurant au téléphone et me disant qu'après sa lecture, il pourrait mourir. Naturellement, malgré son émotion qui semblait sincère, je n'avais pas pris ses paroles au pied de la lettre ! Et je ne le connaissais pas assez pour être sûre s'il était sérieux ou non dans ses propos. Je sais maintenant (mais bien sûr, ce texte n'a rien à y voir) qu'il était allé bien au-delà des mots !"
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"CECI EST MON CORPS" ou L'INFINIE SOUFFRANCE DE STANI NITKOWSKI
Il y a bien longtemps, le corps de Stani Nitkowski l'a trahi. Depuis lors, il rage, tempête dans la souffrance !... Comme une compensation, peut-être, comme un moyen de supporter l'insupportable, comme une vengeance de l'esprit indomptable sur ce corps, l'homme s'est mis à peindre. Et chaque toile créée a été -est- œuvre de chair et de sang !
De colère, aussi, à l'origine, où il créait des tableaux très colorés sur lesquels des visages intriqués en tous sens, plaqués de rouges violents et de jaunes, se débattaient comme en quelque creuset infernal... Conscient apparemment que la vie n'est qu'une farce dont il vaut mieux rire, Stani Nitkowski faisait ricaner des faces édentées, hurler des yeux serrés d'égarement, des regards menaçants ou sardoniques, terribles à soutenir ! Ces têtes étaient de véritables boules de cri, non pas d'angoisse, mais de révolte, mais d'existence ! Et dans cette lutte, les rires confinant à la folie, étaient grinçants comme si, obsédé par cette autre farce -ultime cette fois- qu'est la mort, l'artiste allait chercher dans l'au-delà ces ombres d'humains ; transférait sur sa toile les hallucinations de son esprit tourmenté ! Il y avait dans ce chaos fait de grandes projections, éclaboussures, coulures... qui éclataient à l'entour de ces gnomes, comme une émergence violente et prégnante de la matière viscérale ! Mais la bouffonnerie a des relents de tragédie, car s'y côtoient la peur et le comique. Une expressivité trop grande peut-elle éternellement durer ? Cette fascination de la mort fantasmatique et baroque a-t-elle paru trop "extérieure" à Stani Nitkowski ? Ou bien a-t-il un jour estimé que la couleur émoussait la force de l'image, qu'elle n'avait qu'une signification secondaire ?
Aujourd'hui, les cris anarchiques se sont tus. Entre les lèvres toujours ouvertes, le silence ! L'aspect charnel des visages a disparu, devenu masques grimaçants et squelettes. Désormais muets, les corps se sont lovés sur une vie qui leur est torture perpétuelle. Ils ne sont plus qu'ombres fondues dans des limbes bruns dont les clairs-obscurs tronquent l'intégrité ; des entités, des images incertaines dont la sobriété subjugue le regard. Et Stani Nitkowski semble au bord d'un nouvel abîme dont aurait changé la connotation mais dont le nom serait toujours la mort, vertigineuse et fascinante ! Plus que les représentations délirantes de naguère, ces œuvres totalement introverties, ces sortes d'hallucinations rentrées générées par l'acuité des fragments de vie émergeant des espaces figés ; le mystère stagnant dans ce magma originel, au-delà des éléments directement déchiffrables ; l'utilisation parcimonieuse des couleurs -quelques dégradés de bruns tachetant le noir-, ont sur le spectateur un impact immédiat si puissant, qu'il lutte, pris au dépourvu, contre une grosse boule d'angoisse -sa propre angoisse face à la réalisation de l'imminence de SA propre mort-, qu'il déchiffre par le truchement des Chairs déshabillées, du Purgatoire, de la quasi-indiscernable Avorteuse... de l'Autoportrait sur lequel hurle, sans un son, mais plus fort que jamais, de toutes ses dents luisant dans l'ombre, Stani Nitkowski !
Pourtant, celui-ci n'en a pas fini avec les émotions paroxysmales auxquelles il soumet son entourage ! Restent les dessins à l'encre, perdus au milieu de la page blanche comme autant de minuscules îlots de martyre noyés dans une orbe de silence ! Et si jamais l'expression "ne tenir qu'à un fil" a pris tout son sens, c'est bien sur ces œuvres réalisées d'un trait si ténu qu'un souffle pourrait le briser, interrompre l'existence de ces corps éphémères dont la matérialité consiste en taches appuyées sporadiquement du bout des doigts comme autant de traces d'identité appliquées sur les membres déchirés, sur les visages illisibles autrement que par la douleur s'échappant de leurs bouches qui crient !...
Comment, dans ces conditions, se libérer des terribles témoignages que donne de son agonie physique, Stani Nitkowski ? En se disant, peut-être, que pour le sauver, il possède le bonheur inouï de l'action de peindre devenue rite sacrificiel ! Qu'avec chacun de ses témoignages autobiographiques déposés sur la toile comme autant de batailles gagnées sur la mort, il offre à la vie un magnifique exemple de créativité libératoire portée par un immense talent et imprégnée de conscience artistique contemporaine !
Jeanine Rivais