L'Espace Hérault s'est donné vocation (Géographie oblige !) de présenter sur ses cimaises des artistes du midi de la France. Cette décentralisation inversée permet aux Parisiens de s'attarder plusieurs fois par an sur de très belles œuvres qu'ils peuvent rarement voir sous leur latitude ! Il en est ainsi en ce printemps 95, où sont exposés les travaux de Danielle Jacqui, Claudine Goux, Raymond Reynaud et Grégogna. Dire que ces quatre artistes sont hors-les-normes est un truisme, les définir est pratiquement impossible. Sont-ils peintres ? Oui, mais leurs peintures sont en relief. Alors, sculpteurs ? Mais ils couvrent leurs œuvres de peintures ! Collagistes ? Voilà le critique très en deçà de leurs performances ! Dessinateurs, tailleurs, enlumineurs, pyrograveurs… chacun reconnaîtra les siens dans ce périple à travers quatre œuvres fort originales et attachantes.
Très beau tour d'horizon des potentialités de DANIELLE JACQUI, allant de la toile brodée à la toile aux topographies irrégulières, à diverses sortes de sculptures… En fait, rien dans son univers n'est jamais plat. Avec son horreur absolue du vide, l'artiste emplit le moindre interstice de brillant, voire de clinquant, de mille petites fariboles inattendues (perles, boules, boutons) qui, jointes, collées, apposées, conjuguées ou opposées, forment un ensemble harmonieux, fascinant parce qu'impossible à appréhender au premier coup d'œil. Un monde de joie, de clins d'œil, tel ce siège coquin où il faut s'asseoir sur une scène érotique et laisser se mener dans son dos une sarabande de joyeux drilles ; ou comme les paravents, véhicules de tous les voyages inénarrables qui font l'univers coloré de Danielle Jacqui un régal pour les yeux, une provocation pour l'imaginaire !
Face à sa démesure, s'étale en dessins aux couleurs vives et harmonieuses, d'une finesse exquise et d'une richesse d'orfèvrerie, la sagesse radieuse de CLAUDINE GOUX. Nouveaux périples, à travers mille et une nuits plus ordonnées extérieurement, mais tellement excitantes : Des petites esclaves égyptiennes, tête bêche, tête à pied, nez à nez… disposées en frise sur les murs d'un mastaba ; aux totems incas toronnés de hiératiques sachems autour desquels sont lovés de très réalistes ophiolâtres ; aux aventures de quelque capitaine au long cours ; ou à la folie érotique d'un carnaval vénitien… l'artiste entraîne le visiteur dans des mondes à la fois vrais et réinventés, en une série de tableaux marouflés sur des bois travaillés au feu avec tant de délicatesse qu'ils ont l'air tout droit sortis de quelque ancestrale cordouannerie ! Et que disent ses "tarots", installés par douze comme les mois de l'année, près d'un triptyque dont les personnages sont traités de près/de loin, en détail/en plan global, de face/en miroir, en couleurs vives/en bruns roux… ?
Toute une psychanalyse des contes de fées et romans d'aventures à l'usage des enfants… petits et grands, se bouscule dans l'univers fabuleux de Claudine Goux.
Moins radieusement colorées, mais tout aussi provocantes, les œuvres des deux hommes :
Tous les polyptiques de RAYMOND REYNAUD semblent surgir de l'œil du cyclope -un autoportrait de l'artiste ?- autour duquel, en une sorte de spirale à étapes géométriquement disposées, il installe son monde à la fois naturaliste et imaginaire : monde réel face à ses souvenirs ? ses fantasmes ? ses fantaisies humoristiques ? Constructions bizarres où quatre mains jointes peuvent générer un corps ; des rois, des reines, des ouvriers se retrouver à égalité dans des médaillons ; où un enterrement baroque est traité comme une enluminure moyenâgeuse d'où s'échappent des hippocampes monstrueux, des serpents crachant le feu ; des franges de personnages montant vers l'apex du tableau central ; où en redescendent symétriquement. A ce moment précis, le spectateur a le sentiment de contempler, au tympan d'une église, un paradis terrestre où évoluent bons et méchants, sous le poids symbolique de deux grands sabliers. Dans tous ses paradoxes, Raymond Reynaud installe aux différents âges de sa vie, un bébé-fillette-femme-vieille, et renvoie de nouveau au passage du temps en érigeant devant ses tableaux, des sculptures réalisées à partir de vieux troncs d'arbres blanchis comme ceux vers lesquels allaient naguère en procession les paysans superstitieux !
Totalement différent est le monde de GREGOGNA qui travaille non dans l'ésotérisme revu et corrigé, mais dans la dérision la plus débridée. Conçus à partir d'un bric-à-brac d'ardoises, métaux divers brûlés ou martelés, os, sables encollés, boas aguicheurs et colliers en toc… ses rois, ses femmes, ses ubuesques portraits de famille reconstituent très fidèlement les daguerréotypes qui ornaient autrefois les murs de ses grands-parents : Militaires en uniforme la trogne enluminée et la moustache conquérante ; péripatéticiennes au visage outrageusement fardé ; veuves éplorées cadrant leur infini désarroi sur fond de publicité popote ; chanteurs à tue-tête… Tous expriment de façon très jubilatoire les pseudo-prétentions de l'artiste à la coquetterie, à une vulgarité programmée, à des combinaisons de Monsieur et madame Tout-le-Monde si cocassement interprétées que, pour parvenir sans hiatus à tant de drôlerie, il faut avoir beaucoup de métier et de talent.
Bref, si les spectateurs sont prêts à s'aventurer au petit théâtre, en gondole, explorer la voûte céleste ou tâter les biscotos de quelque bateleur en collant rose, quatre énergumènes accrochés sur les murs de l'Espace Hérault, les emmèneront à travers leur imaginaire haut en fantaisie, vers un long moment de pur plaisir !
Jeanine RIVAIS
CE TEXTE A ETE ECRIT EN 1995. et PUBLIE DANS LE N° 55 DE JUILLET 1995 DU BULLETIN DE L'ASSOCIATION LES AMIS DE FRANCOIS OZENDA.