Depuis l’Antiquité, le masque a été, avec des variantes peu importantes, un accessoire spécifique du costume, surtout dans le théâtre grec et romain ou la Commedia dell’arte ; de nos jours un peu frelaté lors des Carnavals de Venise ; et encore très vivace dans les théâtres orientaux. Masqué, l’acteur ne peut plus utiliser son visage pour traduire ses sentiments, il devient une sorte de marionnette, et ne peut plus compter que sur sa voix (d’ailleurs souvent déformée, assourdie par les replis du masque), et sa gestuelle. Vu le côté rédhibitoire de ces implications, il n’est pas étonnant que nombre de sculpteurs aient été fascinés par le masque, aient collaboré avec des costumiers de théâtre, ou se soient simplement attelés à la symbolique de cet objet, pour dire (et le spectateur pense alors aux affreuses "figures" qui lui ont fait si peur lors des Mardis-Gras de son enfance) ; cacher (et rétrospectivement il repense à ses frissons terrifiés lorsqu’il lisait "Le Masque de fer") ou rendre aléatoire (préserver un anonymat de bon ou mauvais aloi) !

     Il semble bien que l’itinéraire de Werner Strub ait, depuis des décennies, suivi cette ligne de préoccupations, puisque, avant de les créer pour le pur plaisir, il a voulu consacrer ses masques au théâtre, pour qu’ils "servent à quelque chose". Cette série qui s’est donc rattachée naguère à des mises en scène de pièces antiques ("Le Chœur d’Alceste", d’Euripide…), masques de cuir avec chapeaux, aux yeux et aux bouches béants, ramène le visiteur à sa propre culture et, malgré l’aspect ironique, machiavélique, "vide" … malsain des visages lorsqu’ils deviennent homme-lynx ou homme-chevreuil, lorsque d’un crâne fendu sort une tête de poisson ou que de part et d’autre d’une bouche armée de dents énormes, pendent des plumes ou des poils… il lui est possible de "résister . 

           Beaucoup plus angoissants sont les masques suivants, conçus en cuir mat dans des gris exsangues, ou sortes de tissus pelucheux et cloqués sur lesquels l’artiste a longuement sculpté les rides, les fossettes, les ailes des nez volumineux, dessiné les cheveux  avec la plus grande minutie, ou au contraire plaqué de guingois des lambeaux de chairs velues ou des bonnets à oreillettes, ajouté parfois des amorces de vestes informes qui accroissent l’impression d’enfermement. Le résultat est drastique : ces matériaux, cette conception, l’image qui en découle, tous ces éléments génèrent une telle sensation d’attraction-répulsion que le visiteur se retrouve muet devant leur opacité, suggestive de possibles étouffements et d’agonies atroces : bref, le voilà pris à ses propres fantasmes, sans doute décalés par rapport à ceux du sculpteur, mais vraiment perturbateurs ! Et, lorsque un peu malgré lui, il approche son regard presque à toucher ce velouté malsain, tend instinctivement la main, il recule brusquement au moment où sa propre peau va entrer en contact avec cette apparence !  

          C’est pourquoi la dernière série proposée, plus humanoïde, travail aéré, de fibres de jute tissées en mailles lâches, malgré l’implication mortuaire de certains faciès, est un véritable soulagement ! Davantage "têtes" que "masques", ces formes impliquent une plus grande complicité de l’artiste, moins de dureté ; et même si des passages manquants suggèrent une possible usure du temps, les nuances colorées génèrent un peu de gaieté, de détente, allant de pair avec une sensualité inattendue. Mais surtout, le résultat de leur mise en scène, suspendues à un fil très fin, est tout à fait surprenant  : Jouant des transparences, des infimes coulis d’air au passage d’un visiteur, les voilà projetées en ombres chinoises sur la cimaise, y jetant leur maillage agrandi par la perspective, tournant à l’image du monde sans qu’il soit possible de déterminer leur vitesse de giration ou le sens dans lequel elles vont bouger, mêlant leur ombre à celle de leur "voisine" ou la chevauchant… Tout cela en un fascinant ballet plus ludique que terrifiant !

          De sorte que, lorsque enfin le spectateur émerge de sa visite, après être passé par des alternances de jubilation et de désarroi, il lui faut un moment pour retrouver son calme, littéralement se délivrer de la rémanence de cette "violence implicite" ! Malgré tout, il emporte avec lui une certitude : si, comme l’écrit Louis Pons, lui-même très préoccupé du rapport de l’homme aux objets, "L’art doit clouer le bec", le sien l’a été, et de belle manière !

Jeanine RIVAIS

 

CE TEXTE A ETE ECRIT EN 2000 SUITE A UNE EXPOSITION AU Centre Régional d’Art Contemporain, Château du Tremblay, FONTENOY (89520).