L’ETRANGE DESTIN DE MAO TOLAÏ dit MAO.

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Né au Vietnam, Mao ignore la date exacte de sa naissance. Rendu sourd par les bombardements, il travaille avec un peintre pour se sortir de son isolement. « Vers » l’âge de dix-huit ans, il s’expatrie en France et commence à dessiner à l’encre de Chine noire. Très vite, l’originalité de ses dessins suscite l’intérêt. Il fait bientôt partie du groupe de la Nouvelle Figuration ; et expose à plusieurs reprises à la galerie l’Oeil-de-Bœuf de Cérès Franco.

Et puis, plus rien ! Parti vivre dans le Midi, il « disparaît » pendant quinze ans. Il continue à dessiner, mais sans ne jamais rien montrer. Seules, percent épisodiquement, les nouvelles de ses quatre mariages et de graves dépressions consécutives à ses divorces. Pourtant, à Dominique Polad-Hardouin qui lui écrit souhaiter réaliser une importante exposition de ses dessins, il répond par une lettre très émouvante disant son impression de revenir à la vie grâce à ce projet. Mais un jour, sa fille informe la galeriste que Mao a subi une grave opération, et qu’à peine sorti de l’hôpital, il a été retrouvé mort dans sa cuisine ! L’exposition prévue aura donc lieu à titre posthume.

 

Tous ces aléas biographiques qui pourraient sembler autant d’indiscrétions, ont en fait eu une grande importance sur son œuvre, dont l’essentiel a porté sur deux thèmes, la Guerre d’Espagne et les Chroniques maritales. Mais l’une et l’autre séries ont été prétextes à explorer le mal-être de ce déraciné, cet écorché vif au sens le plus littéral. C’est pourquoi le spectateur y est confronté au même fourmillement de questions, sans jamais vraiment trouver de réponses. Au long des années solitaires où il exprime cette poésie picturale du désespoir, cette osmose avec d’autres êtres terrifiés de par le monde, il semble évident que Mao cherche où lui-même peut se trouver, et par rapport à qui ? Qu’il soit, malgré –ou du fait de- cette situation bancale, omniprésent dans ses œuvres et qu’il devienne une sorte de churinga à travers lequel passe toute cette souffrance. Que chaque œuvre soit en somme à la fois un autoportrait et l’image de compagnons à l’infini ?

Alors, n’est-il pas paradoxal que ses dessins soient si proches de la caricature et de la bande dessinée ? Quel talent ne faut-il pas pour que, de cette proximité jaillisse chaque fois une tragédie ? A moins que, justement, cette contiguïté récurrente, où perce un sentiment très fort de dérision, lui permette d’évacuer sa difficulté de vivre qui, sans elle, serait insoutenable ?

 

          Obsédé par la Guerre d’Espagne, donc, en particulier par le sort terrible des derniers prisonniers morts par le garrot, Mao s’avère incapable, dans la série des Procès de Burgos, de prendre le moindre recul, de se séparer de la réalité. Ainsi couvre-t-il ses feuilles de fils de fer barbelés ; de quadrillages passés et repassés jusqu’à devenir nasses infranchissables. Il dissimule derrière des masques, des personnages dont la position dominante dans le dessin suggère qu’ils sont des policiers ; introduit des chiens déguenillant  des chairs, à la truffe si pointue qu’ils font en même temps penser à des oiseaux de proie ; comme si, dans ces manifestations de férocité, Mao hésitait entre carnassiers et rapaces ! Subséquemment, l’agressivité de ces animaux frappe de plein fouet le spectateur, qui ressent comme une atteinte physique la violence subie par la victime (immanquablement le personnage central).

Et presque toujours, de cet individu, n’est « lisible » que la tête. Mao l’a, en somme, réduit à ses seules fonctions cérébrales ; cyclope, ou au contraire nanti de multiples yeux  menacés par d’énormes seringues qui s’en approchent dangereusement ; l’amorce des épaules emprisonnée dans ce qui ressemble fort à une camisole de force… Mais la bouche muselée, ou le visage emprisonné dans une sorte de scaphandre fermé de lourdes vis pour l’empêcher de crier sa souffrance … Cette sensation d’enfermement ; plus que d’enfermement, d’asphyxie ; est encore renforcée du fait que toutes les œuvres de Mao sont conçues sans perspective, sans ligne d’horizon, à hauteur des yeux, pour que le  « témoin », le nez collé sur la scène, ne connaisse aucun répit, soit tenu d’explorer jusqu’au fond le martyre vécu par cet être. D’autant que, si celui-ci parvient à sortir sa pauvre tête malmenée hors de la caisse où il est séquestré, que voit-il ? D’autres caisses à l’infini, où sont entassés, serrés comme des sardines en boîtes, d’autres personnages tellement semblables à lui qu’il ne peut s’agir que de LUI, encore et encore ! 

          Néanmoins, bien que s’impose, jour après jour (dessin après dessin), la certitude que ses raisons de « vivre » sont complètement inexistantes, il semble qu’en Mao, l’espoir soit inextinguible : en effet, bien que glués à cette sinistre réalité, les corps parfois (rarement) sauvegardés dardent de surprenants phallus : Erotisme du désespoir ? Revanche de l’opprimé ? Ou suprême défi ? Les têtes se font moins tragiques, semblent sortir de leur introversion ; regarder au-delà des barbelés, vers un petit espace -solidement encadré- où poussent quelques fleurs… Peut-on jamais tuer complètement l’espoir en l’homme ? 

          Si elle n’est pas moins tragique, avec la série des Chroniques maritales, Mao prend davantage de recul. Comme si, le problème de sa relation avec la gent féminine le concernant directement, il pouvait le relativiser ; raconter de façon grinçante certes, mais en laissant parfois poindre un peu d’humour, la terrible épreuve qu’à cause d’elle il a vécue.

          Une véritable mise en scène macabre se retrouve sur toutes ses œuvres : fonds opaques sur lesquels se détache une caisse évoquant immédiatement un nouvel enfermement. Et si une fenêtre se trouve au fond d’une courte perspective, des gens sont « forcément » derrière, semblant observer (par voyeurisme ? Ou par nostalgie d’être eux-mêmes empêchés de sortir ?) le personnage qui est dans cette caisse ! 

          Commence alors un jeu du chat et de la souris, entre « lui » et « elle », comme dans ce tableau intitulé « Où es-tu, toi que j’ai tant attendue, et tu m’as abandonné » : « lui », personnage assez monstrueux, est dans la boîte ; tandis qu’ « elle » est sur son tapis et se pare. Elle est accoutrée de vêtements ridicules, et elle met sa perruque. Son visage est froid, sans expression. Ailleurs, « il » est enfermé dans un cercueil et « elle » est penchée sur lui, l’air méchant…Non loin de là, vogue une baleine, comme si, dans son esprit, la femme était tellement énorme qu’elle occupe la majorité de la place ? Ou bien, Mao se sent-il si petit par rapport à elle qu’il lui faut, pour rendre l’idée de la disproportion entre eux, se confronter à l’animal le plus gros de la terre ? Pourtant, cette baleine récursive est chaque fois transparente : Pour entretenir la jubilation qu’elle ressent à l’engloutir en sachant que, tel un ilote, il ne saura pas, ne pourra pas réagir ? Prouver qu’il est présent/absent, en somme, et en tout cas empêché de vivre de façon autonome ?

           Parfois, il s’agit d’un poisson, puisqu’il est couvert d’écailles, mais chacune est alors un visage. Et Mao se lance dans une nouvelle série de paradoxes : Les ingrédients habituels du bonheur, fleurs, vaste espace avec juste un petit nuage… sont-ils là comme un témoignage de la volonté de l’homme d’embellir son cadre de vie, ou comme une parodie dans laquelle les feuilles/tentacules sont autant de menaces sous-entendues ? A travers toute cette symbolique, qui est le voyeur, qui est le regardé ? Et pourquoi la présence répétitive de cet animal qui souvent montre ses dents, comme pour dévorer l’homme ? Mais de rares fois, c’est l’homme qui montre les siennes : Le poisson est-il alors choisi parce qu’il bouge sans faire de bruit, et peut donc esquiver le danger ? Permettre, de loin, un semblant de révolte ?... 

 

          Ces questionnements pourraient se poursuivre indéfiniment. Car il s’agit-là d’une sorte de rébus obligeant l’observateur à mettre à sac son propre imaginaire, sa propre culture spirituelle, psychologique, sociale, voire politique… pour tenter de fouir cette création hermétique ; cette métaphore derrière laquelle, dans sa solitude, Mao s’est, toute sa vie, abrité ? Défendu ? Soumis ? Interrogé ? Apparemment sans jamais lui-même y trouver de réponse ! Comment alors un étranger, même très concerné par ce jeu tragique et dérisoire, parviendrait-il à une autre conclusion ? Il doit donc admettre que cette œuvre garde une partie de son secret. Mais que, même sans les clefs, elle est, dans son ambiguïté, puissamment provocatrice !

Jeanine RIVAIS

 CE TEXTE A ETE PUBLIE EN 2003 LORS D'UNE EXPOSITION A LA GALERIE IDEES D'ARTISTES DE DOMINIQUE POLAD-HARDOUIN.